«Il y a un peuple: ou au moins il y a l’espoir d’un peuple, d’une affluence faite de gens et de passé et de mémoire contenus dans des livres et des fois dans des corps vivants: et on monterait dedans, on serait compris dans le mouvement général. Et c’est le monde.»
Le monde comprend: d’autres textes, certains visages, des corps mais loin, la vie de chaque jour, un voyage aux Etats-Unis vers une origine improbable, Tyler, des soldats mort, une autre langue.
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Poèmes
Un monde existe est une tentative d’autobiographie poétique, ou plutôt d’autoportrait poétique. C’est aussi une réflexion sur la notion d’identité : le narrateur s’interroge sur la place qu’il occupe dans le monde, sur ce que le mot «Je» recouvre. Quel est son vrai visage, son vrai nom, sa vraie langue?
Ce mouvement réflexif est fait de quatre parties :
Beaucoup de gens est composée de paragraphes de prose rédigés à la troisième personne, qui racontent la vie de quelqu’un. De cette évocation du nom des autres naît un nom que le «Je» contenait en lui mais qu’il avait refoulé. Un autre nom qui lui vient de son passé d’enfant né de père inconnu, de son histoire.
Vie de chaque jour est fait de poèmes brefs à vers très courts rendant compte de micro-événements de la vie quotidienne: un jour de ménage, un voyage en train, une promenade à Lisbonne. Ce quotidien, lugubre à force de répétitions, cache l’identité profonde, empêche d’accéder au vrai soi.
La partie centrale, Narrations américaines, est la plus importante. Les poèmes s’allongent, les vers aussi. Le narrateur raconte son voyage aux Etats-Unis à la recherche de l’autre nom, enfoui, et de l’autre langue, celle de son père. Un récit se dessine où il est question de filiation, d’absence, de peur, de deuil et de quête. Le «Je» se brise et laisse surgir en lui celui qui se taisait depuis longtemps. Au cœur de ces narrations américaines, six poèmes en anglais signent la conquête, mais difficile, de l’étranger en soi.
Enfin, Ce qui demeure, la dernière partie, est un retour à la vie quotidienne et au poème court. S’il a progressé dans l’exploration de soi, le narrateur constate qu’il est toujours étranger aux autres, et que le temps accroît cette distance, rend presque impossible la circulation des désirs.
Lire un extrait
1. Rêve qu’un baiser à New York timidement s’avance
il le prend l’accueille bouche ouverte, c’est tellement ce qu’il veut for ages
Avoir la bouche pleine
Puis leur corps seront serrés l’un contre l’autre avec constance et avidité il demandera
timidement aussi
dans une langue qui n’est pas sienne
en raison de circonstances adverses
fuck me
2. L’homme bouge et ouvre les yeux
C’est encore un matin de vert
mais déjà de rouge et jauni
Bientôt il faudra se lever, ouvrir l’enclos des poules, couper l’herbe aux lapins, passer la main sous le cul des vaches
Pas encore. Pour l’instant : profiter de la lumière ricochant sur la hampe où pend le drapeau national il n’y a pas de vent
J’ai servi, pense-t-il, il y a longtemps
uniforme et matricule
rasage chaque matin à l’ordre des chefs
Il bouge dans le lit lentement pour ne pas éveiller sa femme.
Rester seul dans la lumière croissante et le silence sauf les oiseaux mais ils ne sont pas un bruit
Depuis l’enfance, les mêmes chants de matin, les mêmes races de chants mais certainement ce
sont les fils des fils combien vivent-ils
Deux ans / Trois ans au pire
Cinquante-cinq divisé par trois égale bientôt vingt
Des rouges-gorges issus de rouges-gorges issus de gorge rouge
L’homme rêve à nouveau
Des choses arrivent
vers la lumière sur le drapeau
issues de lui
3. Connecticut muffin au coin de Prince & Elisabeth
L’Etourdi or The Bungler, an early Molière comedy, his first in verse, NY Times, Tuesday, October 3, 2000
j’ignorais l’existence de ce titre le ciel est bleu mais il faut
tirer la tête en arrière
et juste à ce moment-là du vers le soleil franchit les étendues verticales en pierre & brique
encre un peu l’ombre des arbres feuilles fatiguées
éclaire le bitume appelé New York par le monde
et le pantalon fuschia triomphal de la femme quand je sors elle entre
4. Je promène les lambeaux qui sont moi
dans la rue les gens constitués
marchent c’est New York que toutes les langues traduisent
le centre des choses et moi
il faut m’agripper au réverbère
résister à l’éparpillement de fontaine
qui aguette
tout se déchire déjà
derrière la surface de peau
5. Pourtant, ils ne cessent pas d’exister
dans le district à flux tendu de la ville
où le ciel même n’est pas gaspillé
Ils ont entouré leur calme de grilles
Le temps wheater and time a poncé les plaques
funèbres ils sont devenus personne
les premiers morts
les habitants de la continuité
les seuls avec qui je sais partager les mots
6. Au pied de Brooklyn Bridge en face Manhattan
le quartier s’appelle Dumbo
down under Manhattan Bridge & over
une éclosion voilà le mot un œuf se casse un étouffement cesse
il y a de l’air l’odeur est celle de la mer de l’essence la lumière est grise-basse
à l’horizon des hauteurs d’immeubles
sous mes pieds le vert des prairies
là-bas un arbre se découpe dessous s’assoient des mongoliens
les branches protègent
d’un côté un long mur d’usine brique salie fer rouillé du temps a passé depuis que les lieux ont servi
de l’autre le ressac de l’Hudson river bientôt touchant l’océan
dans le ciel les hélicos de la police les avions pour JFK ou La Guardia
à mi-distance du ciel et d’ici l’incessant trafic automobile
Cela fait un monde auquel j’appartiens
je ne dis pas j’aurais pu si
je dis je suis sur cette terre
c’est une origine possible
les bruits célèbrent la naissance
7. L’homme lève la tête
il a semé quinze arpents de blé sans penser
mais quelque chose arrive quoi ? un ouragan ?
une tempête ? un vent violent vient dévaster son travail d’hier et
d’aujourd’hui ? ce n’est pas cela
Le soleil est calme la lumière
arrose les champs les alimente
en futur
L’homme le dîner la tête dressée vers l’est et la nuit croît
Sa femme et son dernier fils répètent
plusieurs fois ça va
Il dit que oui chaque fois pourtant la terreur réside derrière ses dents
Le
fils la voit couler sur le menton de son père
La nuit est partout. La femme dort. L’homme regarde la lune briller sur la hampe où pend le drapeau
Il murmure en se retournant lentement : cinquante-cinq ans né de eux-mêmes nés de eux- mêmes nés il remonte jusqu’à l’Irlande
Cela ne le calme pas
on dirait qu’il sait qu’un malheur approche
tout droit de l’est
8. Elégie à la mémoire de Randolph Vincent Rhea
Tu ne l’attends plus maintenant impatiente tous les soirs à la sortie des cours
Tu ne guettes plus partout l’annonce de soirées où vous serez
Ensemble.
Tu ne cours plus vers lui heureuse dans le parc de Fullerton ta robe blanche rayures roses celle qu’il préfère
Tu n’espères plus son visage son sourire son odeur lui se tenant sans plus rien là-
Bas.
Tu n’as jamais rendez-vous au diner
Des premières fois ni jamais tu ne longes la rivière vous visiez vos visages avec des cailloux
une fois tu l’as touché regarde Randy tu t’es laissé glisser dans l’étoffe de l’étreinte
une main s’est posée au point précis de l’origine de la
Bave du désir.
Lui aussi c’était la première fois
O
Randy.
Tu n’attends plus avec peur des nouvelles
Tu ne vas désormais jamais dans le quartier de sa mère a-t-elle des nouvelles
Tu ne pleures plus tous les soirs et les jours tes amies ayant monté un comité de surveillance
de ta tristesse et t’accompagnant
Mais ne t’accompagnant pas jusqu’à la répétition de la solitude
Affolante
C’est un endroit où tu étais perdue.
Tu ne vas plus au cimetière en un quotidien pèlerinage
Tu as des enfants, un mari. Même tes parents ne sont pas encore morts. Tu te souviens parfois de ce premier visage
Pincée de nostalgie Mais
Est-ce lui que tu soupires ou l’éclat qui fut triomphal de toi
10 avril 1949 – 12 novembre 1969, Fullerton, Californie, panneau 16 ouest, ligne 66, mémorial des soldats morts du Viêt-nam