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MONA THOMAS La chronique des choses

Roman

De juillet 1790 à septembre 1792, Louis Danvez à la voix extraordinaire arpente les routes du Finistère accompagné de Simon Haleg, jeune moine défroqué devenu son «gardien de langue». Période trouble, temps des possibles, ils vont de foire en fête, appelés et rejetés. Le jour où Haleg comprend que Danvez l’illettré compose un poème en marchant, il n’a de cesse de faire imprimer cette grande pièce. Danvez s’y oppose, il ne réduira pas l’espace de la parole à un livre. À mesure que grandit la renommée du chanteur s’enfle une rumeur d’assassinats que Danvez aurait commis.
La Chronique des choses est l’histoire de la lutte pour sauver le poème et de l’étrange situation qui fait admirer un homme pour son art quand ses crimes repoussent.

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La chronique des choses
roman
L’extrait
C’est un devoir de chanter
Printemps 1790

Il pousse son poème en marchant. Il rumine la composition, mâche le verbe, le rejette au bord des lèvres, le reprend, le fait sonner sous la langue. D’où qu’ils viennent, quoi qu’ils disent, les mots sont une musique en lui, le texte n’est nulle part écrit.
Pour élaborer sa musique, il courbe les phrases en un arc mélodique. Il compose à l’aide de vocables mêlés de cris, empruntés aux animaux de sa connaissance. Après certaine respiration, sans s’arrêter de marcher, Danvez lance la composition pour l’essayer. Haleg écoute, puis il ouvre le carnet. Il prend en note la riche profération, la happe comme le merle gobe la cerise à l’arbre.
Le plus âgé des deux va d’abord, le jeune homme suit. Danvez n’aime pas entendre des pas dans son dos. Trop près de lui, l’autre marcheur l’irrite, il a besoin d’espace pour guider la mauvaise bête qui le devance, son Poème. S’il demeure des heures à murmurer, des heures observant le silence, le maître peut s’animer soudain, avec de grands gestes. Gare à qui se trouve sur la trajectoire du bâton, la grande main frappe l’air, Danvez bat rageusement les feuilles comme il lance des jurons à l’encontre de fantômes ennemis.
Semblables gesticulations font sursauter le garçon quand dans son sommeil Danvez cherche un corps à toucher. À distance prudente, Haleg, assis dans son manteau, se tourne vers le maître. L’ombre de la nuit dérobe ses traits, mais si la lune se découvre, elle révèle à sa suite l’image endormie d’un homme sans repos. Quels tourments sont les tiens? Qu’est devenu celui qui partageait ton existence avant la Révolution? S’est-il établi après dix ans sur les routes, comme tu le dis. A-t-il épousé cette fille d’imprimeur?

À la halte, Danvez parle de solitude, d’amitié. Les paupières de mouette s’étirent jusqu’à lui donner l’expression affûtée du renard. La main se referme sur les doigts courbés en serre d’aigle. Il a des intonations d’enfant, un tendre chagrin l’anime. Il est suave de l’écouter, on voudrait être une femme pour le bercer. L’animal est mauvais, l’animal merveilleux. Haleg se tient éloigné du large corps à poil gris, des passions comme des proximités. Mais que Danvez se mette à raconter, qu’il parle seulement, alors le garçon est enchanté.
Ces choses que dit le maître, à son tour Haleg les connaît. Pour la première fois il éprouve la solitude, pour la première fois il a un ami. Lui qui n’a de sa vie cheminé, il néglige le soin de sa personne. Sa peau épaissit, son visage est griffé. Il ne se préoccupe guère du but à atteindre, sa panse creuse lui fait mal souvent. De ce vagabondage accepté, rien ne lui paraît médiocre. Il suit le Chanteur, il est à son service.
Danvez connaît le trajet, un entrelacs de chemins avec une place au bout, une clairière ou un enclos. Là il chante contre argent. Son errance dispose du calendrier connu par cœur des fêtes et des foires de la Province. Auprès des innombrables complaintes d’impitoyable longueur, il a gravé en sa mémoire les particularités des lieux où s’arrêter. Les régions en relation de commerce avec une ville fournissent des partisans à la Révolution, mais elle est hostile au mouvement, la bourgade qui se suffit à elle-même. On y est soumis aux nobles, aux religieux. Danvez tient ces choses en son esprit, il modèle ses façons selon. Il sait que dans les déserts traversés par les semeurs d’idées, hauteurs âpres au-dessus des terres ou bouts du monde en crocs léchés par la mer, là où on ne se courbe pas devant moins puissant que le vent, on a de longtemps appelé l’abolition des privilèges.
Haleg chasse les mots simples, les mots surprenants. Il les serre sur la page, plus précieux que les pas du moineau dans la neige. Il doit reconnaître le vocable à sa première apparition, distinguer celui qui revient, déformé par l’humeur du poète. Sa fantaisie, sa furie. Cette phrase triste hier s’élance aujourd’hui d’une joie enfantine. Haleg ne se laisse égarer par aucune incongruité. Quand la langue va plus vite, il glisse le carnet dans sa ceinture. Ce soir il copiera de mémoire. Il est un voleur heureux.
À chaque instant de sa vie, Danvez est dans les mots. Haleg entend le maître prononcer nuage au réveil. Le jour ne finira pas sans que ce nuage soit ouvert et déchiré. Retourné plusieurs fois. Repris, frotté à d’autres. Danvez persécute les syllabes, il rend justice au son, il élève le sens à la dure simplicité d’une vision. À chaque instant de sa vie, Louis Danvez est au silence. Sur la route, s’il n’éprouve son poème, il se tait. Nul ne doit lui adresser la parole. L’oiseau peut l’interroger cependant, son sifflet rejoindra sa pensée. Le Chanteur sait triller vers l’arbre, il s’adresse à l’eau dégoulinant des feuillages dans la langue du ruissellement. Sur la route, il n’entre en conversation qu’avec les bruissements, les bêtes muettes, le vent.
D’où vient le joyau, quel est ce poème? Simon Haleg reçoit un choc quand il entend pour la première fois la strophe qui ne finit pas. C’est l’automne. Passé l’activité des fêtes, les pèlerins hibernent, ils ne sont plus que deux sur les routes. Le jeune homme croit reconnaître près de lui les bribes d’une pièce lyrique. D’envergure. Un sôn inconnu, une complainte légère. Dure. Une gwerz aérienne montée des profondeurs opaques.
D’où vient le joyau, quel est ce poème? Tantôt c’est audible et tantôt marmonné. La surprise s’est emparée du garçon, il en oublie le carnet, laisse échapper avec les rimes l’histoire qui les conduit. À peine s’il garde l’amble d’une répétition, quelques éclats, la rapidité. C’est comme reconnaître la vie avec la mort pour la première fois. On est écrasé.
– D’où vient ce poème, mon maître, dont tu as ce matin soutenu ta marche?
– Tu appelles poème cette strophe, s’étonne le Danvez.
– C’est une pièce de forte étendue.
– Elle ne finira qu’avec moi.
– Il vient donc de toi, ce poème, demande Haleg.
– Il me faut poursuivre.
– Tu es l’auteur du Poème?
– Par cette composition, j’apprends ce que je sais sans l’avoir connu. Je cherche à extirper ce qui serait meilleur que moi. Elle existe, cette forme. Je la trouverai.
Haleg ouvre le carnet: Un formidable Poème. A-t-il son comparable?
Et qu’aurait-il entendu de comparable, le garçon de moins de vingt ans qu’à peine trois saisons séparent de son Heureuse Abbaye? Le monde profane ne s’est pas tant livré à lui. Il ne vivait pas au milieu des autres avant mars 1789, avant cette aube où sans attendre les bouleversements de juillet il quittait la clôture de son bien-être, puis choisissait, traversant Ville-sur-Blomm, la compagnie du Chanteur contre son rêve d’outre-mer.

Biographie

Mona Thomas est née en 1952 dans les Côtes d’Armor. Écrivain, critique d’art, journaliste à Art Press, elle a publié deux romans chez Fayard (Alar et Un grand rangement). Son troisième roman, paru chez Gallimard (On irait), va être adapté au cinéma. Elle est aussi l’auteur d’un essai sur les collectionneurs d’art contemporain chez Jacqueline Chambon (Un art du secret) et de plusieurs pièces de théâtre crées et publiées dans des revues de théâtre.

Chronique des choses (La) – Mona Thomas 2002