Lorsque sur les murs de sa chambre d’enfant, à l’école communale où il vit, Caluchon voit défiler les Confédérés ou, courant sa montagne à vaches au début de l’été, il regarde grimper les cols au Tour de France, c’est vers sa mère qu’il va, la cherchant le plus loin possible des lunettes noires où elle cache ses deuils.
Lui ira dérober son secret, celui de la petite fille orpheline de sa mère, la femme au portrait dans la chambre qu’il voit tous les jours. C’est dans ce portrait qu’il écoutera les murmures venus des chambres lointaines, au cœur des montagnes du Sud, et triomphera de la Bête, avant que celle-ci ne le ravisse. Pour cela, il remontera le cours du temps, le sien, celui de ceux qui l’ont fait naître, les grands ancêtres.
C’est un récit sur la part de solitude que toute enfance contient, au milieu d’une campagne de paysans, mais aussi de guérison des cascades du deuil, par les légendes enfantines, le grand voyage généalogique, avec quelques vivants prestigieux, et les morts jamais inquiétants.
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Personnages
Caluchon L’Enfant
Joseph Troisième Le même plus grand
L’Instituteur Le Père
Mère, Ninette, Nini Eugénie Valanchon
Le Pierre d’Anduze Pierre Bernard-Argenson
Le second Joseph, Jo Joseph Valanchon
Éliane, Yanette Éliane Mazoyer
La Mamé Gabrielle Argenson
Pauvre MaxMaximilien Mazoyer
Le BernichonPierre Bernard
La Tante MalvinaMalvina Mazoyer
L’Oncle Gabriel Gabriel Argenson
Avec la participation du Premier Joseph et de Lucien Valanchon son fils, dit Lucien V.
Le dix-sept juillet Mil neuf cent quarante quatre, douze heures trente minutes, est décédée, trois, rue de Goye, Alice, Éliane Mazoyer née à Saint-Privat-des-Vieux (Gard), le quinze juillet Mil neuf cent dix sept, sans profession, fille de Maximilien, Louis Mazoyer décédé et de Gabrielle, Fernande Argenson, son épouse et épouse de Joseph, Jean Valanchon. Dressé le jour susdit, quinze heures, sur la déclaration de Pierre Dassaud, âgé de soixante et un ans, industriel, domicilié, quatorze rue Saint Joseph à Ambert, oncle de la défunte, qui lecture faite a signé avec nous Raymond Lachal, Directeur Général de la Légion, Député et Maire d’Ambert.
P/O Henri Joubert, Premier Adjoint, officier de l’État-civil par empêchement de…
Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers ou s’en servir pour embraser le monde ?
Sade
LA FEMME AU PORTRAIT
À Fritz Lang
De quelques pouces montés sur deux ou trois pieds, jeune sac de chair et d’os – beaucoup plus d’os – était Jacques Portefaix. À douze ans il en paraissait huit, le futur officier du Grand Roi allant mettre sur orbite, en ordre de bataille, ce qui serait son grand combat contre la Bête ravissante en forme de loup. Il placerait aux flancs de la mêlée les frères Panafieu – Joseph, Jean, ils se nommaient –, des saints de calendrier dont il voyait les effets où se comptaient les feux, images fixées aux planches mal équarries, sur les cloisons des fermes à reflets roussâtres. C’était droit sur l’une des plus hautes montagnes du Gévaudan un jour d’hiver plein et doux. Jusqu’au garrot la malbeste s’était enfouie dans la sagne. Son immensité incendiait par endroits, retroussant comme un revers de granite la gueule de glaire rouge où semblait nager même la joue du compère Panafieu dans la fournaise. Avec ces grands bâtons ferrés d’un métal le jeune Portefaix aurait pu embrocher un Turcoman à poil dru. Il n’avait pas plié. Ôtée la gaine de cuir, et la Bête avait reculé, lâché sa prise, de dessous sa grosse patte mollie. Eux, dans l’image, sauvaient Madeleine avec Jeanne. Caluchon, la graisse ne devait pas l’empêcher de courir, comme de Mère, il l’avait entendu dire depuis Grandval – Puy-de-Dôme –, de ceux qui avaient été mis bas, plus au nord en Auvergne, dans un autre vestibule du temps où lui, enfant de huit ans, avait voulu la sauver, Eugénie, fille du second Joseph industriel fabricant de croix, Ambert – Puy-de-Dôme. Mauvais petit diable construit à ses yeux coutelas aux côtés, il aurait aimé dépêtrer les sortilèges nés dans cette chambre de devant qui donnait sur la cour à L’École de Grandval, village où il habitait, du portrait d’Éliane jeune morte au mantelet de lapin blanc sa grand-mère, mère de Mère, à la fourrure de conte, regardé comme une brisure de verre lui courant au front, lui se perdant dans cette grisaille du mur, dont sortent encore aujourd’hui les Confédérés. En montagne nous étions allés à la rentrée des classes, l’automne précédant les premières vastes neiges à Caluchon, où Père était allé perdre Mère dans des tombereaux de silence, au milieu des corbeaux qui viendraient l’isoler, la confronter aux fantômes en une chambre glacée, celle de derrière, plus d’une nuit à ses côtés, L’Instituteur retourné au sommeil ronfleur où il avait passé sa jeunesse, couverte du drap blanc, jamais froid longtemps, près d’une chaleur dont Mère avait manqué son enfance durant. Il n’y vit que du feu.
Un virage avait été passé un peu après le col des Fourches d’où Joseph Troisième ne regarderait plus les montagnes bleues le soir, quand elles sont au balcon de La Villa aux limbes, puisque Ambert est quittée par Ninette sa mère, marmots en fagot, jamais Eugénie qu’elle ne voulait pas être, pour aller rejoindre L’Instituteur. Caluchon avait quitté la demeure, l’avenue Emmanuel-Chabrier – Ambert, numéro 17 –, l’allée menant au parc derrière habillé de ses hauts sapins très noirs, ses brouillards le matin montés de la rivière de Dore, allée tracée par la voiture automobile, une MARTINI rouge sang-de-bœuf au Premier Joseph, fondateur de l’EMPIRE VALANCHON. Sachant conduire par quelques tours de roues, sans permis, il était allé fabuleusement devant des gueux, sayons crasseux, sous le dôme de la Caisse d’Épargne – à Ambert une puissance. Caluchon lui gagnait les hauteurs boisées, avec prairies, petits champs, qui seraient son garni à miellat aux ricochets l’animant encore loin de l’Empire si mal habité par Mère maintenant trimbalée à la Marothe (Grandval) avec la femme au portrait logée au mur de sa chambre qui la mettait au noir. L’enfant ne serait plus Joseph Troisième. Perdue l’avenue avec La Villa aux tourelles, plus belle demeure d’Ambert, où il avait inscrit du feu de la fonderie sa joyeuse entrée, ses parents – eux avant, maintes fois s’approchant aux rues places du vieil Ambert, embouchure de toutes choses – avec ce regard à sa mère, qui fut nécessairement porté sur son père en scoutaire VESPA vers l’avenue, Eugénie dans son infinité de FILLE VALANCHON à vingt ans, masquée par le lourd portail au fer forgé couleur de sapin, alors qu’elle l’ouvrait pour l’attendre. Aux gestes qui apprennent les corps autres que le sien, leur temps de fréquentation s’était fini dans la petite chambre Sud, second étage, avant le jour de ma naissance, au numéro 17 où ils étaient domiciliés chez mon grand-père.