«Les lieux, je les visite. Les années, je les vis. Ceci est un livre sur la fidélité aux rendez-vous (il en est que j’ai manqués, mais c’est une autre histoire). Chaque évocation commence par une image suscitant quelque chose du lieu où s’est produite la rencontre. Certains de ces lieux ne sont pas faciles à trouver sur une carte, d’autres oui. Mais tous, bien entendu, ont été visités par d’autres voyageurs. J’espère que les lecteurs se surprendront à dire : “Moi aussi, j’y ai été…” » Les lumineux essais qui constituent ce livre nous donnent à voir le monde comme le voit John Berger, à explorer les thèmes suggérés par l’œuvre d’Henri Moore, de Turner, de Calvino, de Whitman ou encore à contempler le spectacle d’un ours qui danse, une exposition de photographies sur la mine, la forme d’une ville…
OUVRAGE ÉPUISÉ
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Fidèle au rendez-vous
Le sommaire
Table
Note au lecteur
Mineurs
Ev’ry time we say goodbye…
Ce qui est tenu
Un tas de merde
Mère
Une histoire pour ésope
Le Palais idéal
Orlando Letelier, 1932-1976
Imaginer Paris
Une manière de partage
Le christ des paysans
Un secret professionnel
L’Ours
Théâtre de singe
Petite enfance
Le contraire du nu
Un intérieur
Dessiner sur papier
Quelle vitesse?
Zone érogène
Perdus au large du cap Wrath
Une réponse différente
L’âme et l’opérateur
Napalm 1991
La troisième semaine d’août 1991
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Fidèle au rendez-vous
Extrait
Mineurs
Quand c’est la cause juste qui est mise en échec, quand ce sont les gens courageux qui sont humiliés, quand on traîne dans la boue des hommes qui ont fait leurs preuves au fond des puits et sur le carreau des mines, quand on chie sur la noblesse du cœur, que, dans les tribunaux, les juges gobent des mensonges et que les calomniateurs touchent, pour calomnier, des salaires qui permettraient de faire vivre une douzaine de familles de mineurs en grève, quand les Goliaths de la police et leurs matraques sanglantes se trouvent, non pas aux assises, mais au tableau d’honneur, quand on déshonore notre passé et qu’on ignore, avec des sourires bêtes et méchants, ses promesses et ses sacrifices, quand des familles entières en viennent à soupçonner ceux qui exercent le pouvoir d’être sourds à toute revendication raisonnable et qu’il n’y a aucune instance d’appel, quand, progressivement, vous vous rendez compte que, malgré tous les mots du dictionnaire, malgré ce que dit la reine ou ce que rapportent les journalistes parlementaires, quel que soit le nom dont s’affuble le système pour masquer son impudence et son égoïsme, quand, dis-je, progressivement, vous vous rendez compte qu’Ils sont bien décidés à vous briser, à briser votre patrimoine, vos talents, vos communautés, votre poésie, vos associations, vos foyers et, chaque fois que c’est possible, les os de votre corps, quand les gens finissent par se rendre compte de cela, il se peut qu’ils entendent aussi, dans leur tête, sonner l’heure de l’assassinat, de la vengeance justifiée. Pendant des nuits d’insomnie ces dernières années en Écosse et dans le sud du Pays de Galles, dans le Derbyshire et dans le Kent, dans le Yorkshire, le Northumberland et le Lancashire, ils sont nombreux, j’en suis sûr, allongés sur leur lit et songeurs, à avoir entendu cette heure sonner. Et rien ne saurait être plus humain, plus tendre, que cette vision de gens sans pitié exécutés par ceux qui en sont remplis. C’est ce mot «tendre» que nous chérissons et qu’Ils sont à tout jamais incapables de comprendre car Ils ne savent pas à quoi il se rapporte. Cette vision surgit partout dans le monde en ce moment. En ce moment même, on rêve aux héros exterminateurs et on les attend. Les gens sans pitié les craignent déjà, mais, moi, je leur rends grâce: vous aussi, peut-être.
Un héros de cette sorte, je suis prêt à le protéger par tous les moyens en mon pouvoir. Pourtant imaginons qu’il soit sous mon toit, et qu’il me dise qu’il aime le dessin ou, à supposer qu’il s’agisse d’une femme, qu’elle me dise qu’elle a toujours rêvé de peindre mais n’en a jamais eu ni le temps ni l’occasion; si c’était le cas, je crois que je leur répondrais à l’une ou à l’autre: «Bon, si tu le veux, la tâche que tu entreprends, il est possible que tu puisses l’accomplir autrement et que ton action soit, ainsi, moins discutable et qu’elle ne retombe pas sur tes camarades. Je suis incapable de te dire ce que l’art accomplit et comment il le fait, mais je sais que, souvent, l’art a jugé les juges, plaidé la vengeance aux innocents et montré à la postérité les souffrances passées, et que, lorsqu’il l’a fait, il a échappé à l’oubli. Je sais aussi que, quelle qu’en soit la forme, les puissants redoutent l’art et que cet art circule parfois dans le peuple comme une rumeur et une légende, parce qu’il donne sens à tout ce que les brutalités de la vie ont d’inexplicable, sens qui nous unit car il est inséparable d’une justice enfin rendue. Quand il agit ainsi, l’art devient le lieu de rencontre de l’invisible, de l’irréductible, de la résistance, du courage et de l’honneur.
OUVRAGE ÉPUISÉ