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JEAN-CLAUDE PINSON Laïus au bord de l’eau

À celui qui chaque jour marche le long d’une paisible rivière (ici l’Erdre nantaise), ne sied guère le ton trop sérieux du poète proférant des oracles. Le discours qu’on se tient à soi-même en marchant est plutôt un « laïus » familier. Et si on se laisse aller à le scander en vers, on tempère d’ironie sa propension à l’envolée lyrique. Sinueux, il se nourrit de tout et de rien: un banal déménagement, quelques mots de Mallarmé qui donnent à méditer, un rituel dépôt de chrysanthèmes, un jour de Toussaint, sur la tombe d’un aïeul.

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(extrait)

VANITÉ.

Déménagement

Soixante kilomètres
une si petite migration
vaut-il la peine d’en parler?

avec armes et bagages
le fourbis du ménage et des livres surtout
des papiers pour longtemps
imprégnés de l’odeur de la maison que nous quittions
il y a un an à peine
nous revenions habiter Nantes

il faisait beau cela vaut mieux
quand il s’agit d’emménager
que les armoires et la vaisselle
quelques lithos, le linge intime
pour un instant sur le trottoir
à la vue des voisins s’exposent
brocante fugitive où l’on peut voir
sa vie en pièces détachées

Sentir la ville, prendre son pouls
tel fut notre premier souci

dans la chaleur de fin juillet pourtant
son cœur ne battait qu’au ralenti:
beaucoup d’habitants comme chaque année
avaient pris leurs quartiers d’été sur la côte
faisant le trajet inverse du nôtre

je sens encore la touffeur
de l’air de ces soirées de l’an passé
le sommeil difficile
dans une chambre nouvelle où nos corps
n’étaient pas en confiance

alors nous sortions
et l’air du pays exhalant les senteurs
de ses jardins publics aux arbres coloniaux
nous prenait dans son haleine
au milieu des touristes de passage
quand aux terrasses des cafés sans peine
à nouveau nos gestes se coulaient
dans les usages de nos années d’étudiants

non, presque rien n’avait changé
d’ailleurs est-ce que j’avais jamais vraiment quitté Nantes?
pourtant cela avait un goût un peu étrange
de savoir qu’on refermait une boucle
qu’on remettait ses pas dans ceux d’anciens parcours
et quand je refaisais à l’identique
le trajet sinueux qui me conduisait jadis
sous les tilleuls près du lycée
où j’attachais mon vélo
quelque chose imperceptiblement se dérobait

oh! rien de surréel dans tout cela
inutile d’invoquer Breton
simplement le léger dérèglement du temps
sentiment qu’on éprouve à Venise mieux qu’ailleurs
visible à Nantes aussi
où les immeubles penchent sur les quais
s’enfoncent de guingois
comme sous l’effet d’un lent roulis qui vaguement
les fait parents des navires
qui les côtoyaient du temps
où partout coulait la Loire
avant qu’on ne comble plusieurs de ses bras

Je croyais pouvoir quitter
d’un cœur léger Saint-Nazaire
et la maison où nous avons vécu
pendant près de douze ans

mais il y eut le dernier soir
les meubles étaient partis
emportant avec eux l’âme de la maison

nous campâmes dans une chambre vide
essayant de dormir sur de vieux matelas pneumatiques
qui bien avant l’aube rendraient le dernier souffle

est-ce parce que nos voix
résonnaient comme dans un caveau?
ou plutôt simplement la fatigue
d’une journée de nettoyage?
toujours est-il que nous n’eûmes pas le cœur
à converser très tard

tôt le matin comme d’habitude
les merles nous réveillèrent
pour une heure de concert offert à leurs dieux lares
depuis longtemps locataires de la clématite
que nous avions dix ans plus tôt
plantée sur la terrasse

et l’allégresse de leurs chants
eux qui allaient rester
nous eûmes bien du mal à ne pas la prendre
pour une façon de brocarder notre état d’esprit
nostalgique déjà

À peine installé on aspire à partir
on voudrait ne pas avoir à se fixer
être un nuage voyageur
et que toujours le paysage se renouvelle

alors les premiers jours souvent
je prenais le tramway l’après-midi
à l’heure des retraités qui tuent le temps
à ce jeu du train électrique

il m’aidait à rêver d’un wagon-lit
qui à travers la Suisse
m’emporterait jusqu’à Venise
où le matin je m’en souviens brumeux
on se réveille entouré d’eau
somnambule on sort de la gare
pour s’en aller dans le dédale
d’un autre monde où se confondent
avec les pas les clapotis

ici en bout de ligne quand on va vers le port
parfois on entrevoit un cargo qui descend
l’estuaire à l’horizon

vision qui déjà peut faire voyager très loin
à quoi s’ajoute une musique mécanique
et pourtant exotique:
le refrain lancinant
— trois notes à peine —
que fait le tram quand il démarre

ainsi j’allais bercé par sa navigation
qui très légèrement chaloupe
comme un vaporetto glissant sur l’eau

nez à la vitre comme font les enfants
(pas tout à fait quand même — je n’osais pas!)
je regardais
qui défilaient dans le couchant du soir d’été
les vieux immeubles
du temps des négriers
l’ordre de leurs fenêtres
claire géométrie des Lumières
au quadrillage un peu
désaccordé par les ans

cela me suffisait pour humer l’air d’autres pays
et je rentrais serein
de ces voyages d’une heure à peine
m’emmurant à nouveau au milieu de cartons
de livres à mettre en ordre
(Larbaud Cendrars Michaux Perros…)
heureux d’entendre au milieu du silence
la musique ténue mais si belle
que font certains dès qu’on les ouvre

Biographie

Jean-Claude Pinson est né en 1947 dans la banlieue de Nantes, dans une famille de cheminots. Vagues études de Lettres à la Sorbonne. Premiers essais poétiques, dans la mouvance du groupe «Tel Quel». Longue période d’activité militante, le regard tourné vers la Chine. Durable syncope de tout rapport à la littérature. Passe près de vingt ans à Saint-Nazaire. De cette expérience, résultera plus tard un premier livre de poésie, J’habite ici.
Tardives études de Philosophie : agrégation (1982), puis thèse sur Hegel (1987).
Depuis 1991, vit à Nantes, où il est Maître de Conférences à l’Université. Enseigne, principalement, la philosophie de l’art.

Laïus au bord de l'eau, Jean-Claude Pinson, éditions Champ Vallon