« Tenant des carnets (un Journal?) depuis la jeunesse, je n’y ai jamais écrit que par spasmes, par bouffées, et dans une sorte d’état d’urgence. » Voici, rassemblés ici, des fragments de ce long flux tout ensemble intermittent et proliférant.Le thème de la mémoire, chez l’être de souvenir qu’est, par définition presque, l’autobiographe, s’y est imposé comme fil d’ariane car la mémoire est longtemps apparue à l’auteur comme la dépositaire de l’être même. Ces plongées ou ces visitations forfuites sont très souvent accompagnées de réflexions plus générales sur la littérature.
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L’avertissement
AVERTISSEMENT
Bien que tenant, pratiquement depuis l’adolescence, ce qu’il est commode d’appeler un Journal, je ne suis pas tout à fait sûr d’être à proprement parler un «diariste»: en effet, sauf pendant les séjours que trois fois par an, pendant dix-huit ans, j’ai faits près de ma mère recluse à l’hôpital, soucieux de ne rien perdre de ses mots, de ses gestes, de ses attitudes, de ses silences, et dont la relation, liée à une cruelle interrogation portée à la littérature, occupe tout entière La Dépossession, Journal de Ligenère (1973), ces carnets, ils ont beau jalonner toute ma vie, sont fort loin d’être quotidiens, et je peux passer des semaines, voire des mois, sans y rien consigner. Pas une anecdote, jamais, pas de «mots», moins encore de «bons mots», de racontars. Je peux en revanche y écrire soudain, dans une espèce de pression, vingt pages, trente pages d’un trait, ou davantage. Il peut m’arriver, m’ont-ils frappé, d’y noter de rares rêves, le plus souvent intarissablement commentés, un brusque afflux de souvenirs; mais nombre de mes études critiques même, sur Stendhal, sur Proust, sur des poètes particulièrement aimés ou dans le choc de la découverte, ont leur source dans ces carnets, dont certains sont presque tout entiers emplis de telles «notes», volontiers elles-mêmes assez développées. Enfin, que le livre confusément entrevu ait abouti ou non, ils sont bien aussi, d’une certaine façon, projet — et interrogation, parfois anxieuse, ressassante et toute mêlée de doute, sur ces projets mêmes.
Reste que, le titre Journal de la Mémoire ne serait-il pas quelque peu paradoxal déjà, il m’a semblé que je ne pouvais extraire des fragments de ces carnets tout ensemble intermittents et proliférants sans tenter d’y introduire au moins un fil d’Ariane. Si le thème de la mémoire, chez l’être de souvenir qu’est, par définition presque, l’autobiographe, s’est imposé à moi, c’est que la mémoire m’est longtemps apparue comme la dépositaire de l’être même. Souvent, il va sans dire, ces plongées ou ces visitations fortuites s’accompagnent d’une réflexion sur la littérature. Au naïf émerveillement des premières années ici retenues — contemporaines de L’Adoration et s’avançant à tâtons vers Le Retour —, succède assez vite un soupçon qui, dû pour la plus grande part à la cruelle expérience à laquelle je faisais plus haut allusion et qui va s’accusant dans ces pages mêmes, est tout près de s’en prendre au chant longtemps tenu pour «doré» d’une mémoire qui, une certaine nostalgie a beau, par places, s’y faire jour, entend ne se confondre avec aucun «passéisme», sans cesse au contraire fouaillé, dénoncé que, pratiquement dès le début, est ce dernier.
Si ces fragments s’arrêtent en 1975, date qui marque le début pour moi d’un long silence, c’est aussi que le procès en cours est fort loin lui-même d’être achevé et qu’il n’aura de fin sans doute qu’avec moi-même.
J.B.
Comme des lieux, Mazerme, Ligenère, qui apparaissent dans tous mes livres, j’ai, de presque tous les êtres aussi, dans ce Journal transposé les noms.