« On avait déballé, déployé les lances, préparé les chaloupes, armé les batteries, sorti n’importe quoi dans l’urgence, partout, sur le pont, aussi sec nous retomber dessus : Ce que c’est que ce foutoir que vous vous croyez où ? Le navire impeccable, tout de suite. Ça se relâche. Nettoyer du matin au soir, et aussi la tenue, vérifier le pli du pantalon et la ganse, les manches, les coudes, lève les bras. Inspection sur inspection, à peine sortis d’une qu’ils annoncent la suivante : Garde-à-vous, sur trois rangs, présentez le paquetage, disposez devant vous l’ensemble des effets dans l’ordre conformément à leur disposition apprise durant l’instruction, remettre, déplier, replier. Toi, fais voir comment t’as en dessous dans le sac. Et tondus toutes les semaines. On a dit : Impeccables ».
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Extrait
Pages 7-24
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Des journées à naviguer, à avancer comme si jamais on devait arrêter – les nuages, c’est pas le bon repère. Depuis le départ de l’arsenal, devoir se plier aux routines, aux exercices, ils s’enchaînaient, vite, aux appels et pas seulement pour faire aller un bâtiment de cette taille, en plus tout le temps: Parez le navire au combat, à louvoyer comme s’il fallait échapper à qui? à lancer la manœuvre, armer les tourelles, neutraliser un secteur pour définir des circuits de contournement et d’évacuation, varier le régime des moteurs, tester les matériels, simuler l’incendie ou la survenue d’une avarie. Vous devez acquérir des automatismes jusqu’à tant qu’il y ait plus à s’occuper de rien qu’à réagir comme si ça dépend de vous qu’on y passe ou pas, allez, à l’entraînement! On teste les réactions, on se presse, on chronomètre, on mollit pas, plus vite, plus vite!
On avait déballé, déployé les lances, préparé les chaloupes, armé les batteries, sorti n’importe quoi dans l’urgence, partout, sur le pont, aussi sec nous retomber dessus: Ce que c’est que ce foutoir que vous vous croyez où? Le navire impeccable, tout de suite. Ça se relâche. Nettoyer du matin au soir, et aussi la tenue, vérifier le pli du pantalon et la ganse, les manches, les coudes, lève les bras. Inspection sur inspection, à peine sortis d’une qu’ils annoncent la suivante: Garde-à-vous, sur trois rangs, présentez le paquetage, disposez devant vous l’ensemble des effets dans l’ordre conformément à leur disposition apprise durant l’instruction, remettre, déplier, replier. Toi, fais voir comment t’as en dessous dans le sac. Et tondus toutes les semaines. On a dit: Impeccables.
Sur le dos, les quartiers-maîtres, tellement, dis-toi, ils les ont fabriqués en série pour empoisonner la vie et nous on peut pas répondre, tatillons et grandes gueules, à enfiler un gant avant d’insinuer le doigt dans des recoins inaccessibles pour la saleté, que ça serait dommage que l’équipe de corvée elle ait pas pensé à l’enlever là parce qu’il va falloir qu’elle reprenne tout ça à zéro et que ça empêchera personne d’être puni. Normal non? À faire exécuter les corvées sur l’heure du mess qu’on mange froid, si on mange, nous tenir vent debout quand il tombe des cordes pour écouter le rappel des consignes et la flotte qui nous coulait dans le dos, eux planqués au fond de leur ciré, à énumérer les articles du règlement en s’appliquant, et, au cas où on n’aurait pas compris, faire répéter que le borné des bornés, à la fin, il récapitule les six cas d’urgence supposant l’état de préparation maximale des moyens destinés à l’évacuation rapide de l’unité en poursuite d’engagement aéronaval sous le feu adverse, et à tourner autour du type, bègue et trempé, à qui il en manque un, ou pas qu’il lui manque vraiment sauf que c’est pas comme ça qu’on dit, ou il l’a pas dans le bon ordre alors ça compte pas, tu recommences depuis le début, vas-y! et le bataillon, planté: Jusqu’à ce que ça te revienne. T’es pas sympa pour les autres. Réfléchis, on a tout notre temps, un peu d’air humide n’a jamais fait de mal à personne, et puis hein que t’es pas si con que tu veux bien t’en donner l’air, tu dois pouvoir retrouver, tu t’es assez foutu de la gueule des copains, tu peux arrêter? Avec un peu de bonne volonté, sûr que ça va te revenir, t’en seras le premier surpris. Hein que t’as pas besoin qu’on t’aide? Et quand ça avait duré, punis, collectivement.
Et leurs façons de vous arrêter n’importe quand, en train de faire autre chose, pour poser des questions, on n’y comprend rien de la manière qu’ils s’y prennent: Réponds! Et puis à chercher des histoires, sur le col qui est pas comme ça ou tes ongles, ils sont noirs, n’importe quoi. Il introduisent un coin de mouchoir derrière les tuyaux de vérifier qu’il y a pas de crasse ou à frotter leur semelle avec un linge blanc quand ils ont traversé un local: Oh, dégueulasse, regarde le chiffon! Il me le faut en plus soigneux, jusqu’à ce que je marche sans me salir, j’ai mes chaussures, dessous, elles aiment pas bien. Compris?
Y a besoin de nous où on va, chaque minute compte, c’est la guerre, pas question de mettre pied à terre. Le ravitaillement se fait en suivant le plan de navigation, tout est prêt qu’on saura jamais dans quelle rade on a relâché. L’escale, à peine la côte plus proche, au signal consignés dans les parties aveugles, depuis le début prévenus: C’est pas à vous de vous en occuper. Dès que l’avertisseur retentit, vous regagnez vos quartiers et vous bougez plus tant qu’on commande pas de regagner vos postes, vu? Un homme d’équipage en dehors du périmètre assigné sera remis aux services de la sécurité militaire pour enquête sous les chefs d’inculpation de rébellion, trahison ou espionnage, au choix. Si y en a des fois qui auraient pas saisi, je résume: C’est la cour martiale. Quand le remorqueur, escorté de vedettes, arrivait, avant qu’on l’identifie, on nous expédiait et plus personne ne voyait rien. Une équipe du port montait manœuvrer le vaisseau à notre place et on se dirigeait à petite vitesse vers l’accastillage où dès l’amarrage dans un secteur à l’écart, le ravitaillement était effectué par une équipe, on aurait dit autant ils criaient que des plaintes pendant qu’ils exécutaient les opérations de maintenance et d’approvisionnement, aucun contact avec eux. Plus vite! Sans arrêt au-dessus de nous, les flancs du navire heurtés, avec le bruit des grues, des chariots, ce qu’on roule et qui aurait couvert les bruits autour, ils remplissaient les soutes, de quoi poursuivre encore plus loin.
On va pas croire qu’il y en a eu qu’on est venu chercher et qui seraient plus là, rapport aux patrouilles qu’on entendait contrôler que personne bronche, des policiers du port, un passe-montagne sur le visage, ils faisaient irruption quelquefois dans un poste, embarquaient un matelot sans explication. Un quartier-maître passait derrière eux, rassurant: L’affaire de quelques heures, rien de grave, faut se tenir à carreau. Il la jouait copain: Tout ce qu’on vous demande, les gars, profitez-en, c’est de souffler un peu. Vingt-quatre heures pas plus tellement ils se remuent côté docks, à croire qu’ils ont hâte qu’on dégage, et on attendait dans les dortoirs, à récupérer comme on peut, jouer aux cartes, avec des commentaires sur la bouffe, ceux qui ronflent, qui empêchent de dormir. Un groupe veut pousser la chansonnette, ça va dégénérer. On reprenait la mer en suivant. À l’appel pour rejoindre le service, ceux qui tenaient un prétexte pour se précipiter à la poupe suivaient une ligne basse de terre qui reculait avec le remorqueur piquant dessus. Sans intérêt dit le sous-off qui les attendait avec des corvées qui les expédiaient du côté de l’étrave.
La destination est gardée secrète. Il y en aurait au courant mais ils peuvent pas le dire. Ils prennent un air entendu et ils la bouclent. Un jour après l’autre. Quelques paquets de mer, avec des lames qui chahutent, à croire son heure venue, renoncer: Ah, trop con de crever comme ça, traverser des bourrasques. À l’appel, après une nuit plié en deux, quand le vaisseau secoué par la queue de tempête a pas rétabli son assiette, le plancher oscille, va tenir la position quand t’as la ligne d’horizon qui penche entre les épaules du rang devant et le quartier-maître: Alors, suffit qu’on ait un peu de brise par travers et y en a qui s’autorisent à déposer sur leurs genoux le contenu de leur estomac? Les délicats, on va leur faire passer l’envie de sortir par en haut ce qui s’évacue par en bas, qu’ils laissent leurs saletés n’importe où. S’ils se mélangent les orifices, j’ai l’idée de ce qu’on va leur servir à la prochaine. Puisqu’ils savent pas garder ce qu’on leur confie pour qu’ils le mettent au chaud, on sait ce qu’il reste à faire: on vous fout à la diète dès qu’on annonce un peu de roulis jusqu’à tant qu’on soit à nouveau sur des flots de croisière pour seniors. Peut-être qu’à force d’avoir la dalle, ça vous apprendra à profiter. Alors, ceux qu’ont vomi hier, ils lèvent la main que je les repère et essayez pas de me mettre dedans, je retrouverai les gros malins qui espèrent passer à travers et ceux-là, je leur réserve une surprise. Alors? Plus haut la main! Ton nom? Matricule? Répète!
Un matin, respirer était difficile, les yeux chassieux, de partout comme un pollen qui roule sous le doigt quand on frotte la peau, une espèce de peluche qui fait tousser. Les cheveux poissaient, on reniflait, ça collait, ça fichait des démangeaisons, une poudre qui desséchait la gorge. L’équipage s’est mis aux lave-ponts et aux seaux. J’ai dû protéger l’équipement radio sous un linge enduit de paraffine et pareil au château avec leur matériel. Quand j’ai senti couler, l’infirmier a râlé: Encore un, parce que t’es pas le premier à saigner du nez. On se baladait du coton plein le pif, à chercher de l’air. Le ciel était complètement bouché, il paraît, de l’avant à pas distinguer le pavillon. C’est parti comme c’est venu mais on y a droit, encore, ça recommence. On s’y fait. À quoi on s’habitue pas? À ça comme au reste. Le remède, c’est d’attendre que ça soit fini.
Ici, pour se tenir au courant, ce que vous avez besoin, c’est le message diffusé par haut-parleur qui donne chaque soir l’état du front et un résumé des communiqués du gouvernement. Si vous en voulez plus sur les matchs de volley de l’équipe municipale et les confidences intimes des actrices, les courriers perso, votre famille, elle peut vous tenir au courant. Pas à l’Amirauté qu’on le demande, OK?
Les jours se ressemblent, sauf la température et des nuits d’équinoxe, on a fait un long voyage jusqu’à ce qu’on mette en panne, sans prévenir. On aurait pu redémarrer, mais non. On a fini par comprendre qu’on était rendus, immobiles dans un secteur de haute mer où on a très chaud.
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La maîtrise, elle en fait à sa tête, virer des dortoirs à trois heures du matin, vérification de l’état général de la literie, exiger le nettoyage des hublots un jour de grain, organiser des chaînes depuis la cale avec des caissettes de munitions à se passer d’un bout à l’autre du bâtiment et quand on les avait, les bras rompus, en pyramide sur un bout de pont, recommencer dans l’autre sens qu’on les remet où elles étaient que c’est là qu’elles font besoin et puis, enfin, rendu à la case départ, eux: Ça vous a plu les jeunes? C’est pas que ça vous serait venu d’y prendre votre pied et de trouver ça bon des fois? Si? C’est bien vu de votre part, vous savez, parce que maintenant que vous avez compris et que vous savez faire, eh bien juste pour le plaisir, on remet ça et cette fois, on vous aide, on vous donne le rythme. Ils commandaient la cadence au sifflet, en accélérant, on s’en apercevait à ce qu’on n’arrivait plus, ou c’est la fatigue qui le fait, le moyen de suivre? jusqu’à tant on en voyait s’effondrer à force de prendre et passer les poignées métalliques qui scient les doigts, le dos douloureux, tellement on doit en remuer et les autres surveillaient: Le premier qui dit un mot, au trou. On épargne son souffle, vous avez qu’à la fermer. À l’affût du premier qui échappe sa charge, tout de suite: Tu l’as fait exprès! Et le type, livide, prêt à tomber dans les pommes, le pied écrasé par un coin de la caisse, l’ongle éclaté, avec le sous-off à qui on la fait pas: Je vais te faire passer la douleur, c’est que de la complaisance, si tu crois qu’il suffit de se mutiler une phalange en espérant qu’on coupe au reste en laissant le boulot à l’équipage qu’il se débrouille… Expédié au mitard sous la ligne de flottaison, on peut pas s’y allonger complètement. T’auras le temps de te soigner les orteils. Les plus remuants, de ceux qui la ramènent en disant qu’ils supportent pas, toujours de ces justiciers qui s’inventent pour se faire repérer, ils le cherchent aussi, ce qui leur arrive, est-ce qu’ils ont pas fini le voyage? Pas d’officier sur le pont, seulement les sous-offs, et de ceux-là, pas de risque qu’on vienne à en manquer.
Ils se justifient: C’est pas de l’exercice ordinaire. On forme des marins au combat. Pour ça qu’ils sont là, qu’on nous les confie. Avec ce qu’on touche catégorie conscrit, on nous laisse pas le choix: faut bien les secouer un peu, les endurcir, les mettre à l’épreuve qu’ils connaissent leurs capacités et leurs limites. Le prix à payer. Jamais ça a quitté sa mère. Si on les prenait pas en main, ils se croiraient au lycée à jouer à cache-cache avec les pions. Ici, y a pas de place pour l’improvisation. C’est pas les mêmes conséquences. On s’en sortira qu’avec chacun dans son poste à faire ce qu’il doit: suivre les instructions. Développer des réflexes. Tenir. Dès qu’on demande quelque chose aux gamins, ah dis donc, c’est jamais le jour. Ils ont la gorge prise, la diarrhée, trop chaud, ou soif, un bobo, et en plus, pour pas lourd de préparation militaire qu’ils ont suivie, on sait comment, alors qu’on est bien placés, nous, pour voir que ça fait pas grand-chose et avec l’usage qu’ils en ont, ils pourraient arrêter de suite et nous les confier direct, on perdrait moins de temps, eux et nous. C’est pour leur bien. Les aguerrir tant qu’on a un peu de temps devant nous qui peut finir demain vu qu’en mer, tu sais jamais quoi, le prochain bateau t’aligne, t’as coulé que t’as pas compris. C’est pas quand on sera touché qu’ils vont se trouver des excuses avec de la migraine ou leurs ampoules. Encore pas mal qu’on a du répit pour continuer avant de se faire accrocher ou de se trouver au contact. Et pas des flèches, ces gosses, à croire qu’on les a triés spécial, la cuvée du patron, ce qu’ils avaient de plus tendre, on se l’est fait refiler. Ils ont dû les sélectionner en comptant les peluches qu’ils avaient dans leur chambre, ou je sais pas comment ils ont ramassé autant de bons fils qui savent pas refaire un lit. Sûr qu’ils ont dû se demander quoi en faire dans les garnisons. Se rendent pas compte que c’est terminé l’époque des consoles de jeu et l’entraînement qu’on sort un certificat médical quand on en a sa claque ou qu’il fait pas beau. Ceux qu’auront pas pris la peine de s’y mettre avant, ils seront les premiers à trinquer sauf qu’ils plombent tout le monde et que ça sera à cause d’eux qu’on tire une chance de plus d’y rester pour de bon. Nous non plus on fait pas ce qu’on veut. C’est pour eux, faut bien qu’ils comprennent.
La sirène, urgent, réveillés, ça tabassait, cognés contre les cloisons, rejoindre le pont pas fini de s’habiller, en sortant à reculer, la bouche, à peine ouverte, pleine d’eau salée. On dérapait dans la flotte qui traînait de travers, heurtés aux mâts, aux rambardes et on se rattrapait où on pouvait quand les cirés, devant, gesticulaient sans pouvoir s’arrêter, un gars tombé à la renverse, il s’est ouvert la nuque, ça pissait le sang délayé dans le grésil qu’on prenait dans la gueule, à rien voir, tout éteint, quelle heure c’est? Et la maîtrise qui gueulait après, de pas lâcher ça, nous fourre un morceau de filin pour avancer: Tu serres, tu remontes et tu suis, exercice aux filets, par là! Au bout du câble, l’échelle de coupée: On vous demande pas de dévisser. Vous vous accrochez jusqu’à tant d’arriver sur le pont supérieur, redescente par le filet et on dégage! Il finissait pas de hurler, le sous-off, au fur et à mesure que c’est le tour de s’engager sur le premier barreau. Allez, lâche la ficelle maintenant! Tirez derrière! Au suivant. Allez, vas-y, escalade! Crispé aux montants, les bottes du marin devant à hauteur des yeux, le temps qu’il se hisse, la semelle qui dérape et: Aïe, fais gaffe, tu m’écrabouilles. Il entend rien, dégager la main, je le tire par le pantalon, il braille: Arrête! Recule! Hein? Reviens d’un échelon! Il est con ou quoi? Je peux pas. Ça pousse derrière. À pas garder les yeux ouverts avec ce qu’on prend si on relève la tête et les antennes s’inclinent vers nous, on glisse, accroché aux barreaux. Qu’est-ce tu fous? Avance. L’autre en dessous me fout son poing à l’aveugle dans les mollets, si c’est que je lui écrase la tête ou seulement il veut que je monte: Comment je fais? Il grimpe pas, devant! Pas se retourner, la mer qui monte et le cul part en arrière, à se dire je lâche pas et le mec devant qu’on doit suivre, il vient d’avancer, il rate le barreau, il appuie du talon sur l’épaule, à vous décrocher, à son tour on gagne un degré pendant que le vaisseau s’incline dans l’autre sens et le barreau enfoncé dans la joue, le visage qui ruisselle, où il est? Son pied ripe, il cherche sa prise, me fout un coup sur l’oreille! Il veut me faire tomber, ou quoi? Dessous, encore des coups. Un degré de plus. Les sous-offs donnent des ordres, le porte-voix, on comprend rien avec la tempête, assez de mal à rester cramponné à l’échelle, un autre échelon, à la force des poignets, les bras raides, ça dégouline jusqu’aux coudes, les lèvres bouffées par le sel, elles saignent tellement tu mords, monter encore et la gîte, remué que tu retrouves plus de barreau, t’es rendu à quatre pattes sur la coursive et un gradé qui cogne en criant: Debout! Debout! et il frappe le dos, les cuisses, la tête avec un câble quand on réagit pas vite: Laisse la place! À peine redressé, enroulé sur une corde, un sous-off pousse sur le côté, la rambarde, un coup à passer par-dessus, c’est ça qu’il veut? C’est ça! Agrippe-toi au filet, tourne-toi, t’enjambes et tu redescends par là. On peut pas se tenir, les antennes repassées sur le ciel plongent et cramponné aux mailles, en surplomb dans le vide, avec un rouleau contre nous, on va tomber, qu’est-ce qui arrive? Ça! Un marin, pas qu’un, ils ont pas encaissé, tabassés par une lame, plusieurs ont lâché prise d’en haut, détachés par le choc et nous pas vraiment engagés, vautrés les uns sur les autres, basculés du bon côté qu’on essaie de se relever, la maîtrise a changé d’avis et nous repousse: Dégagez, dégagez, au sas, devant vous, restez pas là. On se grouille. En crabe, à genoux, vers l’abri, de pas voir ceux, de l’échelle ou du filet, partis à la renverse à l’étage dessous, roulés comme des ballots de linge, la tête de travers, et la vague qui les prend. Les sous-offs: Évacuation du pont! Immédiatement! C’est pas un spectacle! Refoulés vers nos quartiers. Allez-vous changer. Ça ira pour cette fois. Allez!
Une douche brûlante, du linge sec, un café, ensuite inspection et pas de question. Quelles pertes? Le genre d’exercice que vous pouvez compter sur nous qu’on vous le refasse. Quoi? Ceux qui ont fait un soleil? Ils se font bichonner à l’infirmerie, vous bilez pas pour eux, ils sont moins à plaindre que vous. C’est pas parce qu’on tombe d’un peu haut qu’on se tue à chaque fois. Mais non, personne est passé par-dessus bord, c’est que des histoires. Qui c’est qui vous raconte ces conneries? Les gars couchés sur le pont, ils ont été sonnés mais vous en faites pas, ça se retape. Ils se sont fait une vieille peur, estourbis, rien. Ouais, une ou deux jambes cassées, si vous voulez. Un matelot, ça a la tête dure. Vous en faites pas, on vous dit.
Et la fois qu’ils ont expédié le groupe avec les pompes, un exercice de vidange pour écoper, une cale noyée, ça éclaboussait de tous les côtés, ils avaient trouvé malin d’y rajouter une couche de mazout, comme une fuite qu’ils arrivaient plus à arrêter, le niveau montait sans arrêt, les gars ça a rempli leurs bottes, les machines calaient qu’ils pouvaient plus remettre en route, les tuyaux coincés sous la flotte avec, quand c’est à la ceinture qu’ils en avaient, affalés dans l’huile par la vague qui secouait le bâtiment, le sous-off qui perdait son calme: C’est pas normal, c’est pas normal, il quittait pas la sortie, prêt à dégager. Le piston amorçait pas, ils ont eu encore plus d’eau, la lumière a sauté et les torches, avec la gueule dans le goudron, le clapotis, les marins engagés à mi-corps, le chef à gueuler: Tout le monde dehors! S’extraire du fioul, l’eau qui montait aux épaules pour rallier la lampe du quartier-maître, disjoncté, plus rien, ils sont remontés on sait pas comment, sans laisser personne, un miracle que pas un est resté derrière le sas.
Un gars qui nettoie dans mon secteur, il se colle à la porte de ma cabine, quand il est seul, c’est lui qui m’apprend, complètement agité, sans ça au courant de rien, coincé devant la radio dans ma cambuse. Faut que t’avertisses l’amiral, le gouvernement, n’importe qui, comment ils traitent l’équipage sur ce rafiot. Y a que toi qui peux le faire. Je te jure, c’est notre mort qu’ils veulent. Tu dois prévenir là bas, qu’ils nous laissent pas crever. Un agent provocateur.
Revue de presse
POLITIS
(31 août 2006)
par Christophe Kantcheff
Naviguer à vue
Après « Il y a un », paru en 2004, Gabriel Bergounioux poursuit son entreprise romanesque d’une guerre mystérieuse avec « Il y a de », cette fois ci sur le front maritime. Il place un narrateur aveugle à la barre d’un récit voué à l’oralité et à la drôlerie.
LE MYSTÈRE DES TITRES de Gabriel Bergounioux commencerait il à s’estomper? Ne cherchant pas à séduire, à « faire joli », il a publié voilà deux ans un premier roman sous le titre Il y a un, et signe aujourd’hui Il y a de. Le jeu de mots, qui ne se laissait pas pressentir, se lit désormais : Il y a de – « Iliade », récit de guerre fondateur – est en quelque sorte le pendant d’Il y a un : romans d’une guerre difficilement situable, presque invisible, mais terriblement destructrice des esprits et des corps, Il y a de se situe sur le front maritime, tandis qu’Il y a un se déroulait à l’arrière.
On retrouve le personnage narrateur du livre précédent : un jeune homme enrôlé dans les transmissions, ici sur un navire de combat. Le moins que l’on puisse dire est que Gabriel Bergounioux se détourne de la recette classique du héros de roman: son personnage n’est absolument pas typé, sa psychologie est dénuée de contours précis. Sa seule particularité: il est aveugle. Mais elle n’est donnée qu’à la toute fin du roman
« aveugle » en est meme le mot ultime, qui apparaît là pour la première et dernière fois. Auparavant, c’est avec une grande discrétion que l’auteur a disséminé quelques indications, souvent ambivalentes, pouvant ainsi passer inaperçues. L’incipit en est un exemple : « Des journées à naviguer, à avancer comme si jamais on devait arrêter – les nuages, c’est pas le bon repère. »
Cette cécité – celle que l’on suppose aussi à l’auteur de l’Iliade – a ici des fonctions stylistique et métaphorique. Stylistique d’abord. Les sons, les voix sont évidemment essentiels dans la captation de la réalité par un aveugle, auxquels s’ajoute, se mêle ou s’interpose la voix intérieure du narrateur: ce qui fait d’Il y a de un roman entièrement voué à l’oralité. De ce point de vue, le travail de Gabriel Bergounioux est exemplaire. A l’intérieur même du style oral, tous les niveaux de langage sont déclinés. Certainement, les membres de l’équipage sont-ils tous marqués sociologiquement, et l’ensemble doit témoigner d’une certaine cohérence, d’autant que les officiers restent constamment hors champ, des matelots comme du lecteur.
Mais l’auteur joue sur la palette des sentiments – la peur, l’angoisse, la forfanterie, la veulerie… – et sur les différents modes de parole, de la confidence au dialogue viril, du monologue intérieur aux ordres aboyés par les «sous offs» et les quartiers-maîtres. Le roman atteint parfois des sommets de drôlerie, notamment quand les matelots, aidés par un des leurs voué à cette tâche, écrivent à leurs proches, contraints qu’ils sont par leurs propres limites stylistiques, mais aussi par la censure qui leur interdit toute description du lieu où ils se trouvent ou de leur moral. On songe alors à un vieux sketch de Guy Bedos et de Sophie Daumier, où le premier dictait à la seconde, une employée des PTT, un télégramme qui se voulait enamouré.
Mais le narrateur, plus impersonnel encore, peut hausser son niveau de langage quand il se livre à certaines descriptions. Ici par exemple : « Les oiseaux, dès que les cuistots balancent les fonds de gamelle, des chapelets de riz en grumeaux ou des épluchures, le ragoût qui accroche, des liants de farine, ça tombe comme qui dégueule, à ce moment en bandes, ils devraient y prendre leur envol et cueillir nos ordures mais j’entends pas leurs cris de bois mouillé à monter et descendre près des mâts. » Phrase splendide parmi beaucoup d’autres, toujours dans la tonalité orale, profondément lyrique.
La cécité métaphorique, ensuite. Plongés au coeur de la guerre, les marins n’en voient strictement rien. De l’ennemi, ils ne savent pas davantage. Secret défense partout. Quand le moindre remorqueur approche pour l’approvisionnement, tout le monde est envoyé en fond de cale.
Les matelots soldats participent à distance, paraît-il, au blocus d’une citadelle inconnue. On se raconte le pays contre lequel on combat, on l’imagine, on le fantasme. On n’ira jamais. Au tiers du livre, après une série de manoeuvres sans signification apparente, le narrateur ne peut que constater : « On fait rien, on bouge plus. » Les messages qu’il reçoit de l’extérieur, à son poste de transmission, sont dénués d’intérêt. Il a eu beau en trafiquer le réglage, le brouillage est intégral, au point qu’il se demande si les appareils de contremesure n’ont pas été embarqués dans les soutes memes du vaisseau.
Les manifestations de la guerre ayant si peu de consistance, l’équipage se concentre sur la vie intérieure du navire. Mais là aussi, l’aveuglement règne. Au système oppressif imposé par la hiérarchie militaire, les matelots s’avèrent incapables de ne pas en ajouter un autre, mafieux celui ci, qui ne s’oppose pas au premier, au contraire: des « caïds » prennent les rênes de l’organisation interne du bateau, systématisant le racket et les exactions. Soumise à une brutale loi de la jungle, qu’aucune rébellion ne peut remettre en cause, la vie y devient extrêmement précaire, tandis que la menace extérieure semble s’être entièrement diluée…
S’il se déroule à une époque apparemment contemporaine, Il y a de contient une très grande violence archaïque, qui résonne avec celle du grand texte homonymique, l’Iliade. Une violence primaire qui jaillit, quand des hommes subissent une force qui maintient leur être entier, physiquement et psychologiquement. Une force totalitaire. Gabriel Bergounioux signe là un récit de guerre sans action, mais où l’humanité est mise sous une tension insupportable ; une fresque sans aventure, mais portée par un concert de voix perdues dans leur petitesse, folles d’espérances inutiles.
« il finit par se bâtir des romans», dit le narrateur, à propos de ce navire où la fabulation, à force de solitude partagée, devient monnaie courante. Il y a de apporte la preuve que, oui, « il finit par se bâtir des romans » dans la littérature française…
CHRISTOPHE KANTCHEFF
L’HUMANITÉ
(2 novembre 2006)
par Alain Nicolas
Du neuf sur la guerre
La décomposition d’un navire de guerre à la dérive racontée par un radio aveugle: si c’était la version contemporaine de l’Iliade?
Ordres, appels, exercices, brimades, c’est l’ordinaire de l’état de militaire qui se dit d’abord dans ce livre. Dans son opacité habituelle, impénétrable à toute tentative de compréhension. De plus, «nous sommes en guerre», martèle, inlassablement, la hiérarchie. On le savait depuis Il y a un, roman de la désagrégation d’une société sous l’effet du simple emplol du mot guerre. Guerre invisible, incompréhensible, qui ne tient sa réalité que de communiqués, exhortations, mises en garde, éloges funèbres, rédigés on ne sait par qui, provenant on ne sait d’où. Un ennemi inconnu, absent, innommé. Dans le vaisseau où nous sommes embarqués avec le narrateur, la guerre va‑t‑elle acquérir un peu plus de consistance? Va‑t‑on en apprendre un peu plus sur cet ennemi avec qui, somme toute, nous sommes censés entrer en contact?
L’ÉVÉNEMENT REDOUTÉ
Pour l’instant, le bateau fait route vers une destination inconnue, «un secteur de haute mer où on a très chaud», et ce n’est pas une métaphore. Dans ces eaux tropicales, après une navigation interminable, il s’embosse face à une côte, ligne à peine perceptible dont il doit assurer le blocus, en attendant la conquête par d’improbables troupes terrestres d’une tout aussi improbable «citadelle». On pense reconnaître une situation du type Désert des Tartares ou Rivage des Syrtes, et quelques allusions affleurent qui y poussent. Mais la piste eat trop évidente: l’attente de I’ «événement», redouté ou espéré, en tout cas conçu comme brisant les chaînes de plomb de l’inaction, n’est pas le ressort de ce récit. Chapitre après chapitre, c’est la société qui se crée entre ces marins prisonniers de leur coquille de noix qui prend le pas sur tout. Isolés, immobiles, privés de tout contact avec d’autres navires (le ravitailleur, à chaque rotation, est dérobé à la vue de l’équipage par des bâches), les marins, plus que combattants, sont prisonniers. De la guerre, de l’encadrement, du vaisseau, mais d’abord de leurs propres fantasmes. Dans ce huis clos sans air, sans lumières sur ce qui se passe à l »«extérieur», sans ordres que ceux de la routine de la marine de guerre, leshommes inventent des dangers, des urgences, les lisent dans la fréquence de certains mots, certaines lettres, inclus dans les communiqués, les messages. Tout devient signe, jusqu’à ce que l’affabulation s’affranchisse de tout support matériel. Le moindre bruit se fait rumeur, et la rumeur devient mythe à proportion du combat mené par les autorités pour la faire cesser. Ainsi naissent les légendes, semble nous dire l’auteur, de l’ennui plus que du fait, des revues d’armement plus que des combats, de la bière plus que du sang.
Dans ce bouillon de culture où croupissent les hommes, à bord de «cette épave posée dans un endroit sans personne», les esprits fermentent et, à défaut d’épopée, vivent le journal de bord de la décomposition d’un impeccable navire de guerre en cloaque innommable. L’ennemi le plus efficace, c’est la rouille, l’usure qui n’atteint pas que les esprits.
Et l’ordre social, lui aussi se corrode: de tripots en trafics, c’est toute une hiérarchie parallèle qui naît du vide laissé par l’encadrement officiel du vaisseau. Moins visibles que les dieux d’Homère qui, eux, ne dédaignaient pas de quitter l’olympe pour se mêler aux combats des mortels sous les murs de Troie, les officiers, retranchés dans leur «Château» (comme les Maîtres dans le roman de Kafka qui porte ce nom), se sont retirés de ce monde, livrant à eux‑mêmes matelots du rang et maîtrise, en un enchevêtrement d’autorités de droit et de fait qu’aucune épreuve de force, mutinerie ou désertion, ne viendra dénouer. Dans ce monde sans dieux ni ennemis, les hommes s’en inventent, tant est grand leur besoin de donner un sens à une situation dont ils ignorent tout, de trouver un fondement à un ordre qui ne repose que sur la loi du plus fort. Ainsi, le narrateur, responsable des transmissions du bord, occupe une place centrale dans la guerre de l’information et de l’interprétation qui sous‑tend les guerres contre l’ennemi extérieur et intérieur. Aveugle comme il se doit, il est à la fois le pivot des relations du navire avec l’univers du dehors, devenu aussi virtuel que le séjour des dieux ou le royaume des morts, et le grand maître des codes et des chiffres, à l’écoute des bruits du bord comme des ondes. Ce surcroît de lucidité le désigne pour être le récitant et le survivant de cette épopée dérisoire. La jeune recrue d’Il y a un nous donne son Iliade.
Mais nous ne sommes plus au temps des grands récits épiques: sur le papyrus antique, une nouvelle couche d’écriture s’inscrit. Au vers grec se superpose, non moins élaborée, une langue familière.
LE DÉSARROI DES MATELOTS
Très travaillée dans ses tournures apparemment les plus spontanées, précise et simple, c’est une langue de travail, de bureau ou d’atelier, où les discours rapportés des chefs et des caïds laissent passer l’arrogance des gradés et l’agressivité des durs. S’y disent aussi le désarroi des matelots abandonnés, l’inquiétude des mères, tout ce qui fait que sur cette prison flottante, aveugle et paralytique (les radars et les moteurs ont rendu l’âme), réside une humanité véritable, digne d’être chantée. La muse de Gabriel Bergounioux y excelle, en une prose virtuose, fascinante par son art de poser à la littérature d’aujourd’hui les questions mêmes qui l’ont fait naître il y a deux mille cinq cents ans.
Alain Nicolas
PARUTIONS.COM
(30 mai 2007)
par Alain Romestaing
Gabriel Bergounioux, a priori, n’est pas un fantaisiste. Professeur des universités en linguistique à l’Université d’Orléans, auteur d’ouvrages scientifiques pointus, il avait en outre déjà marqué les esprits en 2004 avec son premier roman, Il y a un, dont Il y a de est une suite. Aucun de ces deux romans ne traite de sujets légers puisqu’il s’agit dans les deux cas de la guerre, de l’asservissement des hommes, de l’absurdité de leur condition. Le premier racontait la vie d’un jeune aveugle dans une petite ville de province, la confusion des informations, les privations dues à un conflit dont on pouvait se demander s’il ne relevait pas d’un complot ourdi contre la population. Le second replonge le lecteur dans ce conflit qui reste incompréhensible et s’en impose d’autant mieux aux esprits et aux corps. Mais Il y a de resserre encore le cadre puisque tout se passe à bord d’un vieux croiseur de plus en plus déglingué participant au blocus d’une citadelle ennemie. Le jeune aveugle, mobilisé malgré son handicap à la fin d’Il y a un, est désormais transmetteur radio. Et c’est là que ça devient tragiquement drôle.
Car cet antihéros, qui est le narrateur principal – quand d’autres voix ne submergent pas la sienne le temps d’autres discours plus ou moins distincts, plus ou moins clairs –, ne comprend pas plus le sens de son travail que celui des messages qu’il doit transmettre. Et bien sûr, il ne peut rien lire, «que c’est pour ça, tu le sais, qu’on t’a mis sur ce job» (p.62). Cet Homère, aveugle comme il se doit, d’une Iliade (= «il y a de», tout le monde aura compris) burlesque, au sens rhétorique du terme, est aussi un Ulysse immobilisé dans sa cabine radio et travaillé par les bruits du monde à défaut du chant des sirènes, sur un navire progressivement gagné par la lenteur. Il n’a rien d’un chef plein de ruse, il subit au contraire tous les pouvoirs qui se succèdent. Il passerait, comme son modèle antique, pour le jouet des dieux … s’il y en avait dans les cieux, ou à défaut dans «le château» où se tiennent des officiers tout aussi inaccessibles et invisibles, jusqu’à la fin, que les ennemis (le Kafka du Château hante ce vaisseau en compagnie du Buzzati du Désert des tartares).
Ce qu’il y a, ce sont les voix et les corps entassés d’un improbable équipage, d’abord impitoyablement soumis à la discipline militaire, puis de plus en plus à la loi des plus forts, des «boss», des «caïds» qui finissent pas imposer leur monde de trafics et de rackets en tous genres. Ce qu’il y a, c’est la mer des mots, plus ou moins bons, clapotant au-dessus de la mer réelle, toujours mauvaise, même quand elle est étale, puisqu’elle est toujours un non lieu et une menace, celle de l’inévitable engloutissement. Gabriel Bergounioux se plaît à mêler les vocabulaires techniques et argotiques, les parlers des marins, de la hiérarchie, des marlous. Il oppose avec une jubilation sensible les langues de bois (mort) de l’administration et de la propagande à la verdeur de vigoureuses saillies, aux trouvailles vitales du verbe, aux échappées pas vraiment belles de l’imagination qui se terminent immanquablement par des négations (p.102, fin de chapitre sans appel : «on n’a jamais eu de perm»).
Car la situation ne cesse de se dégrader. Quand on n’a plus rien à perdre et que l’on a oublié depuis longtemps qu’on pouvait gagner quoi que ce soit – et surtout pas la guerre – il ne reste plus qu’à «se la raconter». Quand on n’a aucun pouvoir sur rien, il reste le pouvoir des mots ; on ne lutte plus que pour avoir le dernier, quand tout est perdu : «L’autre, il apprécie pas qu’on le coupe : Alors tu l’as vu. Quoi ? Bè le canot ? Qu’est-ce que t’en sais ? Rien ? Alors t’attends ton tour comme les copains, j’arrive» (avant dernier chapitre, p.238) ; et le locuteur de jouir de raconter, même s’il raconte une catastrophe, et une catastrophe dont il sera victime comme les autres ! Il y a de, ou la décomposition d’un corps social qui tente provisoirement de se recomposer par des métamorphoses monstrueuses. Les paroles incessantes, omniprésentes, signalent et signifient, amplifient ces métamorphoses. Les corps suivent et subissent, dans la souffrance. Quand ce ne sont plus les coups des sous-offs, cela devient les marquages des clans, inscrivant plus avant la folie des signes dans la chair : «Un qui s’était autorisé à changer de clan par amour pour se retrouver dans le groupe de son ami, ses anciens copains l’ont rattrapé qui lui ont expliqué qu’ils comprenaient mais qu’il peut plus garder le signe, c’est la loi, qu’il se débrouille avec ses nouveaux camarades pour qu’ils le lui gravent mais avant, eux, ils doivent effacer celui qu’il a dessiné. Ils l’ont nettoyé au chalumeau, jusqu’à l’os» (p.185).
Il y a de est un roman de linguiste dont le héros ne peut être qu’un technicien, même dérisoire, des messages : il est ainsi bien placé pour rendre évident le brouillage généralisé de la communication, non seulement entre le navire isolé au milieu de nulle part et le pays qu’il est censé défendre, voire, au début du récit, entre le livre et le lecteur, mais aussi, sur le navire, entre les hommes d’équipage. Épuisantes explications du calvaire vécu par ceux qu’on ne peut décemment plus appeler des «proches», quand ils essaient de se donner des nouvelles. Des formalités à n’en plus finir : le chapitre 4, pour les expliquer, donne longuement la parole à la mère du héros, ce qui nous fait éprouver avec lui, quand ça s’arrête, «le plaisir que [c’est] de plus recevoir de nouvelles depuis qu’elle écrit pas qu’elle est à bout» (p.35). Des formalités à vouloir en finir à jamais, ce à quoi se résolvent à la longue les marins.
Usures des gens et des sentiments au bout de la frustration, de l’ennui, de la peur et des haines, qui ne ménagent pas le lecteur mais lui offrent parfois la libération du rire. On pense à des passages de Louis-Ferdinand Céline quand il fait jaillir le comique de la misère et de l’horreur, ou … à Gainsbourg dont la chanson «En relisant ta lettre» semble inspirer un passage hilarant : «Ma chérie, Ouais, je pense qu’à toi, Ouais. Je t’aime beaucoup beaucoup, OK, ouais je te le mets deux fois beaucoup ? Bè ouais, D’accord, beaucoup ouais ? Euh, il fait très chaud, Ah attends, après beaucoup, là, je mets un point alors ?» Il y a des ouvrages sérieux sérieusement drôles.
Alain Romestaing