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FRANÇOIS DAGOGNET, ROBERT DAMIEN, ROBERT DUMAS Faut-il brûler Régis Debray ?

« Depuis les années soixante nous lisons Régis Debray, ses essais politiques, ses romans. Nous avons assisté à la genèse de la médiologie: avec Le Pouvoir intellectuel en France (1979), Le Scribe (1980) et La Critique de
la raison politique (1981), s’ouvrait une manière de problématiser la fonction politique de l’intellectuel et, plus généralement, les médiations matérielles qui permettent aux idées de se transmettre et de s’inscrire dans la société des hommes. Cette perspective féconde, comme le montreront les travaux des années quatre-vingt-dix, puis Les Cahiers de Médiologie, renouvelait la problématique marxiste, sans en abandonner le lestage matérialiste ni la visée critique. C’est en philosophes que nous avons cherché à nouer ensemble les fils d’une recherche où s’entrecroisent politique, art et médiologie. Ce livre était achevé à la fin de 1997. Mais la guerre en ex-Yougoslavie au printemps 1999 et la position prise par Régis Debray ont redonné du poids à nos analyses, ont ravivé certaines de nos interrogations. C’est pourquoi on trouvera un échange de lettres éclairant cette récente actualité et prolongeant, deux ans plus tard, notre lecture.»

Lire la préface de Robert Dumas

Nous ne nous voulons pas hagiographes. Ce serait ridicule, car Régis Debray ne nous a pas attendus pour être reconnu. Mais parce que nous avons été choqués par la façon cavalière dont il est stigmatisé ou louangé, nous avons voulu le prendre aux mots, c’est-à-dire le lire avec tout le sérieux que mérite une œuvre.
Signature reconnue, fondue dans le paysage éditorial, la bande-annonce «Régis Debray», curieusement, finit par cacher cette œuvre. D’ailleurs, ne s’est-il pas plaint lui-même de s’être fait un nom avant d’avoir produit une œuvre? Ne voyons pas dans cette réaction une coquetterie. Qui sait qu’à ce jour notre auteur a publié une trentaine de livres? Il serait trop facile de rejeter l’ensemble en prétextant sottement que la quantité nuit à la qualité. Aussi avons-nous voulu le lire de près.
Lire, c’est-à-dire chercher à comprendre la cohérence d’une œuvre à travers l’étonnante variété de textes qui empruntent à de nombreux registres tant littéraires que théoriques.
Il nous a semblé intéressant de montrer comment cette prodigieuse diversité modulait l’unité puissante d’une pensée qui se confronte à son époque. Ne faut-il pas ainsi comprendre le sens même de l’activité philosophique depuis son fondateur, Platon? Nous entendons déjà sarcasmes et ricanements. En effet, ce n’est qu’en 1994 que notre auteur a satisfait aux exigences universitaires: en janvier, il soutiendra une thèse de doctorat. Il n’a donc pas mené sa carrière au sein de l’«alma mater», puisque, l’agrégation en poche, il abandonne ses élèves pour rejoindre les maquis d’Amérique latine. Singulier profil pour un auteur à la fois théoricien politique, écrivain et philosophe. Après tout, une telle tripartition ne brille pas particulièrement par son originalité, relisons les auteurs du XVIIIe siècle. Mais ce qui frappe chez Régis Debray, c’est un style de pensée identifiable quelles que soient les questions abordées. N’est-ce pas là la marque authentique d’un auteur?
Loin de faire ses premières armes dans les amphithéâtres et sur les pavés parisiens, Régis Debray pense qu’il faut désormais porter le combat à la périphérie du monde capitaliste. Aussi s’engage-t-il aux côtés de Castro et de Guevara. On sait ce qu’il lui en a coûté. Au lieu de justifier cet engagement, il ne va cesser d’en repenser les faiblesses et les limites. Comprendre l’échec révolutionnaire, puis le surmonter par une conversion au réformisme ne relève pas de l’opportunisme, comme le dénonceront certains, aveugles à leurs propres défaillances, mais d’une décision politique réfléchie comme en témoignent les bilans des luttes en Amérique latine, l’analyse à contre-courant de mai 1968 et l’évaluation de la situation internationale des années 1980. Voilà donc un penseur politique qui aura pratiqué les deux seules possibilités d’agir pour un jacobin, défenseur de l’État et ennemi du libéralisme sauvage. Robert Damien a mis à l’épreuve la pensée politique de Régis Debray, sans complaisance ni concession. Il en exhibe les principes, jamais discutés parce que rarement aperçus. Sa lecture rigoureuse met au jour les thèses debrayistes sans en effacer les éléments fragiles, voire douteux. Ainsi, nous avons voulu montrer l’importance de cette contribution au débat politique en France, dans cette fin de xxe siècle.
Très jeune, Régis Debray veut «écrire». Rappelons qu’en 1967, Claude Durand fait paraître au Seuil, dans la collection du même nom, deux nouvelles alors même que leur auteur est enfermé dans un cachot en Bolivie. Dans Pour l’Amour de l’art, Régis Debray raconte comment Althusser l’a détourné de sa vocation littéraire, toujours persistante si l’on lit de près la conversation avec Julien Gracq sur laquelle le livre s’achève. Robert Dumas a dégagé cette position esthétique qui valorise l’image par rapport au concept, qui défend le film comme relais du roman et qui place toute œuvre au-dessus de la théorie qui en rend compte. L’idée que Régis Debray ne théorise que parce qu’il se sent un écrivain contrarié permet de mieux comprendre ses tentatives de romancier et son souci constant d’inventer une écriture, ainsi qu’en témoignent ses derniers ouvrages inclassables, entre journal et essai, entre autobiographie et mémoires. Nous avons voulu comprendre pourquoi «jusqu’à plus ample informé […] la littérature lui semble non la mieux transmissible mais la plus vitaminée, parce qu’à l’état sauvage, des sciences de l’homme».
Philosophe, Régis Debray n’est pas toujours reconnu par ses pairs. Ses livres recueillent souvent des critiques, voire pire. Il déchaîne la tempête dans le poêle protégé de Descartes, puisqu’au lieu d’accorder une place éminente à la raison spéculative, il va jusqu’à affirmer que «la pensée n’existe pas». En matérialiste conséquent, il prend à revers toute une tradition dominante: «cette pompeuse abstraction désigne pour le médiologue l’ensemble matériel, techniquement déterminé des supports, rapports et moyens de transport, qui lui assurent pour chaque époque, son existence sociale». François Dagognet explique lumineusement combien ce principe gouverne les recherches médiologiques, dans lesquelles Régis Debray démontre la manière dont une idée prend corps, dont elle devient mobilisatrice. D’où son attention aux laboratoires des religions, à la réussite du christianisme et «a contrario» à l’échec du socialisme soviétique. Mais souligner la nouveauté et la justesse d’une pensée n’implique pas de la cautionner sans examen critique. Toujours est-il que nous voilà en présence non d’un historien de la philosophie mais d’un philosophe qui se risque à saisir son époque à travers une ample perspective aussi convaincante que pertinente. Restera, en médiologue, à en mesurer le rayonnement, ne serait-ce déjà qu’à travers les travaux qu’elle suscite.
Robert Dumas
Automne 1998

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Avant-propos 5

Esthétique 11
par Robert Dumas

I. L’œil avant tout 14
II. Une esthétique du sens 27
III. La revanche du style 39

Régis Debray, autorité et conseil
ou les deux sources de la politique 57
par Robert Damien

Régis Debray, médiologue 127
par François Dagognet

I. La médiologie épistémologisée 128
II. La médiologie diachronisée 147
III. La médiologie questionnée 164

Lettre-postface des auteurs
adressée à Régis Debray 181

post-scriptum pour répondre à une postface 187
par Régis Debray

Bibliographie 205

Faut-il brûler Régis Debray ? – François Dagognet, Robert Damien et Robert Dumas 1996