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CHRISTIAN DOUMET Poète, moeurs et confins

Ces notes se fixent pour objet commun d’interroger le faire du poème – sa genèse comme dit Poe. Non tant le résultat que les conditions, les procédures, les cheminements dont il dépend. Elles traitent, sous toutes leurs formes, des manières du poète (de ses mœurs): modes de vie, relations matérielles à l’écriture, organisation empirique; mais aussi des manières imprévisibles du poème, de ses résistances, de ses facilités, surtout de ses suspens (les confins). Car c’est, la plupart du temps, dans l’attente stérile du poème que se révèle le mieux la vérité mentale et la portée humaine de l’événement singulier qu’il constitue.

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TAS DE CHARBON

1.
N’est-ce pas par une sorte de paresse, ou de négligé de langue, que tu nommes poème l’objet dont t’occupe l’achèvement, et poésie l’activité qui t’y retient? Poème, poésie: à lire ce que d’autres connaissent sous ces dénominations; à écouter, surtout, ce qu’elles recouvrent dans l’histoire, il te semble qu’il y a quelque malentendu.
En son sens de réussite verbale, d’époustoufle, le mot de poème ne dit absolument rien de la laborieuse opération par laquelle, ici, toi, tu cherches à dire quelque chose qui apaiserait seulement un peu de la violence du temps.

2.
Ce qui vient à l’écriture du poème: indissociable nœud d’habitudes et de trouvailles.
Poème est cette machine à convertir sans fin usage en invention.

3.
Éléments pour une introduction
Il est plusieurs façons de prendre position face à la poésie; trois principalement: dire du bien de soi, dire du bien de ses ancêtres (qui est une variation de la précédente), dire du mal de ses voisins. En somme, distribuer le crédit et le discrédit, en cercle, autour de soi.
On n’échappe guère à la fatalité du jugement.
Les notes, et leur appétit de contradictions, sont peut-être un moyen de briser les cercles du jugement. Au moins, de les superposer, de les forcer à s’ouvrir. D’atteindre à une lucidité moins univoque. Dès lors, les ancêtres, les voisins, soi-même: affaire d’écoutes multipliées.
Écouter, non pour prononcer (on gagne peu à prononcer), mais pour saisir les faire. Les comment faire?
S’agissant du poème, c’est bien cette question du faire qui est centrale; poème décrivant un certain mode de fabrication des choses, de la vie, du cosmos. Une manière de faire vie.
Cette manière importe: ses gestes, ses procédures, ses résultats.
Tout est multiple, dans la manière. Les résultats sont nombre. Satisfaisants et insatisfaisants à la fois: le poème le plus pauvre contient de l’inespéré.

4.
Les notes défont la manière pour la laisser mieux apparaître. Notes sur?: noter sur, c’est redistribuer autrement les énergies; c’est noyer l’objet (ici, poème), et avec lui, le regard fasciné qu’il provoque; mais pour mieux faire émerger ce qui le constitue comme objet: sa genèse, ses traits, ses manières – toute une lucidité. C’est accompagner les puissances, sans tomber dans les fascinations.
Il y a un temps pour les fascinations poétiques. Ici, on préférera le temps long, le temps décuplé des puissances, dans tous les sens du mot. Celui des moteurs.

5.
Des ruptures de vie. L’écriture d’une suite de poèmes s’accommode d’un certain ordre du temps et de l’espace. Unité des lieux, rituels journaliers. Si, en chemin, cet ordre vient par force à être rompu, cette coupure du fil vital met fatalement en péril le fil de l’œuvre elle-même. La solution la plus favorable – d’ailleurs un test pour le poème – c’est lorsque le nouvel ordre, si étranger soit-il au précédent, loin de l’interrompre, vient au contraire réalimenter l’écriture; comme si ces lieux inattendus, ces rythmes inaccoutumés révélaient encore une connivence avec les choses lointaines qui ont pris corps dans le livre.

6.
La chance du poème, c’est que le Tout n’a pas besoin de tout pour se refléter. (Mallarmé: le poème «ne remplace tout que faute de tout.»)

7.
Si le premier venu lisait ce que tu es en train d’écrire, ou ce que tu viens à peine d’achever, il devrait en éprouver un sentiment d’incompréhension proche de la réprobation, voire du courroux.

8.
Poème, jamais parfait. Ce qui frappe, dans tous les «chefs-d’œuvre», c’est leur degré d’imperfection (Mallarmé parle ainsi de Wagner). Ou plutôt: l’idéalité qu’ils suggèrent, et face à laquelle la forme en eux semble renoncer, là, au carrefour, juste sous le panneau indicateur.
À propos de ses Harmonies, Lamartine disait: «J’en ai écrit quelques-unes en vers, d’autres en prose, des milliers d’autres n’ont jamais retenti que dans mon sein.» À quoi Blanchot répond: «Telle est l’impression que laisse la poésie lamartinienne, d’être elle-même peu de chose par rapport à son possible poétique, de n’être qu’une immense allusion non à la poésie réalisée dans un acte, mais à un moment encore indéterminé de la poésie, à une nébuleuse imprécise, sans contour, qui attend, pour éclairer les hommes, d’être changée en étoiles.»

9.
La cohérence génératrice du poème est, tel un bâti, destinée à s’effacer, pour faire place à une autre logique, imperceptible encore dans le moment de l’écriture.
Ce qui parviendra au lecteur – à l’auteur aussi bien –, ce percevoir-là reste caché dans les plis manifestes du bâti que l’écriture (et son incurable myopie) doit pour l’heure mettre en forme.

10.
L’idée que le poète se fait de son poème n’est pas le poème. L’idée que le lecteur se fait de l’idée que se fait le poète n’est pas le poème. L’idée que le poète se fait de l’idée que se fait le lecteur n’est pas non plus le poème. Ainsi, de fausse représentation en fausse représentation, va la pratique de la poésie, les œuvres transmettant de regard en regard un éternel irreprésentable.

Poète, moeurs et confins – Christian Doumet 2004