Le nom de Stendhal est étroitement associé au mot amour puisqu’il est l’auteur d’un livre intitulé De l’amour. Titre aussi prometteur que décevant car il ne répond à l’attente ni de ceux qui seraient tentés d’y chercher une analyse minutieuse, voire clinique, de cette pulsion primordiale de tout être vivant, ni des amateurs de récits croustillants, de ce qu’il est convenu d’appeler les «curiosa». A qui la faute? On ne doit jamais oublier que Stendhal ne serait pas Stendhal s’il ne réservait à tout moment des surprises, l’originalité étant l’un des traits essentiels de sa personnalité et de son œuvre. De l’amour ne fait pas exception à la règle: c’est un livre à clé, le récit à mots couverts d’un «amour-passion» qui a fait le tourment de son auteur et qui a fini par se muter en rêve. C’est dire que Stendhal n’est ni un Don Juan ni un émule de Casanova. Dans le domaine — ainsi d’ailleurs que dans tous les autres — il occupe toujours une place à part. Cela explique que De l’amour ne figure pas sur les rayons des sex-shops.
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Il y a une page de la Vie de Henry Brulard, l’autobiographie où est narrée la première partie de la vie du futur écrivain, qu’il serait coupable de ne pas mentionner lorsqu’il est question d’amour: la page qui évoque le souvenir des femmes aimées. Page remarquable par sa force émotionnelle et par la technique de l’écriture. En extraordinaire metteur en scène, Stendhal commence par camper le décor: un chemin poussiéreux au milieu des chênes et des châtaigniers sur les pentes des monts Albains, près de la Ville éternelle; le mur d’un couvent, un arbre centenaire poétiquement désigné sous le nom d’«Albero bello», en contrebas le miroitement du lac d’Ambano. Le quinquagénaire solitaire avance lentement sur ce chemin, son regard se perd dans le lointain, car il vit ailleurs.
Mais sa solitude n’est qu’apparente, les traits des femmes qu’il a aimées, qui l’ont aimé, font subitement surface. D’un geste machinal, il trace dans la poussière du chemin l’initiale de leur nom. Rentré chez lui après cette promenade empreinte d’une mélancolie qui sied si bien à l’ancienne capitale du monde, ville des souvenirs et des tombeaux, il consigne sur une feuille de son œuvre en gestation la scène qu’il venait de vivre, et encore ébloui par l’évocation il ajoute: «La plupart de ces êtres charmants ne m’ont point honoré de leurs bontés, mais elles ont à la lettre occupé toute ma vie». Qu’on est loin d’un vulgaire coureur de jupon!
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Stendhal n’était pas beau. Mais ce défaut de la nature était compensé par un autre don: il fascinait les femmes par un langage plein d’esprit, les vraies femmes, celles qui «ont une âme». Nous n’avons que d’une manière réflexe la perception de ce don; en revanche nous savons comment il leur écrivait. D’où l’intérêt de ses lettres en général, et plus spécialement de ses lettres d’amour. Ces lettres, qui n’avaient jamais formé l’objet d’un recueil spécial, méritaient d’être réunies. Elles permettent d’apprécier les termes et les tournures, le dit et le non-dit.
Il y a, à ce propos, un point qu’il est indispensable de bien mettre en lumière. Le propre des lettres d’amour, seul moyen de communication autrefois à la disposition des amants, est d’être vouées à la destruction par les intéressés eux-mêmes ou par leurs héritiers, soit à cause de leur caractère compromettant si la liaison était réprouvée par la morale, soit pour éviter d’être accusé de profanation si la liaison était irréprochable. On ne peut que regretter ces autodafés tout en reconnaissant leur légitimité. Or Stendhal ne s’est jamais livré à des éliminations volontaires. Bien au contraire, il appartient au petit nombre d’écrivains qui ont conservé toute leur vie durant les moindres papiers, même ceux sur lesquels il leur était arrivé de griffonner de simples notes. Ce qui rend par ailleurs inexplicable la non-conservation de tout le travail préparatoire, qui a dû nécessairement exister, relatif à la composition des grands romans, tels Armance ou Le Rouge et le Noir. On se demande si l’errance de l’auteur peut être considérée comme la seule raison de cette disparition. Pour en revenir à la correspondance, il paraît peu probable qu’il ait brûlé les lettres de ses maîtresses. A preuve la décision qu’il a prise un jour de confier les lettres de l’une d’entre elles, Mélanie, à sa sœur Pauline à charge pour elle de les copier avant de les détruire. Mais le geste destructeur, qu’il n’a pas fait, est certainement imputable à ceux qui, après sa mort, ont eu entre les mains ses papiers. Un exemple flagrant du recours au bûcher est fourni par le triste sort réservé à la correspondance de Clémentine Curial, particulièrement sulfureuse, il est vrai.
Quant aux lettres qu’il a écrites à ses maîtresses, à plus forte raison elles auraient dû être emportées par le vent, la chance de les retrouver auprès des héritiers n’étant pas concevable. Alors, par quel miracle les possédons-nous, du moins en partie? En réalité, il n’y a pas eu de miracle. C’est uniquement la conséquence d’une habitude de cet homme pas comme les autres. Alors qu’on l’a trop souvent qualifié de léger, étourdi, écervelé, il fait preuve d’un comportement rigoureux inattendu. La lettre d’amour destinée à la femme aimée est précédée d’un brouillon souvent assez laborieux. A première vue, il y a là non seulement antinomie, mais même quelque chose de choquant, de «comique», aurait dit Paul Léautaud: comment l’expression de la passion peut-elle s’accommoder du filtre du brouillon? A bien voir, pour Stendhal, il n’y a ni contradiction ni incohérence. Pour lui, la lettre d’amour n’est pas la conjugaison banale du verbe aimer; elle engage la responsabilité de son auteur, elle a un statut auquel on peut se soustraire. Qu’il s’agisse de se déclarer ou de plaider en faveur de sa sincérité, de sa bonne foi, la lettre doit être convaincante. Ces brouillons sont pour lui des pièces à conviction, des feuillets de son journal intime, et non des pièces d’archives. On aurait pu craindre que cette alchimie ne s’exerçât au détriment de la spontanéité; il n’en est rien. Stendhal a reçu en don par une fée bienfaisante le naturel, un divin naturel, qui le met à l’abri de toute atteinte d’un quelconque pédantisme. Ce qui explique que ses meilleures lettres d’amour, les plus passionnées, les plus émouvantes sont celles qu’il a rédigées à l’intention de Matilde, la femme qu’il adorée et qui n’a pas voulu de lui. Et à ces lettres feront écho, bien des années plus tard, les lettres poignantes que Jules Branciforte, le héros de L’Abbesse de Castro, écrira à Hélène, la femme qui, victime d’un complot, l’a trahi. Ce n’est pas sans doute par un simple hasard que dans la vie comme dans la création littéraire, des propos pathétiques sont adressés à une femme perdue à jamais.
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Aujourd’hui la communication épistolaire appartient désormais au passé. Stendhal, qui a eu recours à ce procédé, le seul existant encore à son époque, risque-t-il de subir les conséquences d’un changement de société et de devenir obsolète? La question se pose. Le débat est ouvert.
Victor Del Litto