Quoi de plus raide, et ennuyeux, qu’un mythe national? Le culte qu’on lui rend sert à fossiliser la mémoire: il fait écran à l’histoire, à ses drames, à la tragédie. Avant sa gloire — paradoxale puisqu’elle l’éclipse — le soldat inconnu était pourtant un homme. Cette évidence sert de point de départ à une correspondance imaginaire adressée par un jeune homme d’aujourd’hui à celui de jadis, pour tenter de redonner vie à celui qui a, donc, doublement disparu. L’entreprise, folle, de retrouver le poids de chair d’un cadavre enclenche alors une série de métaphores croisées: à sa guerre répondent d’autres malheurs, à sa mort d’autres morts, à son absence d’autres solitudes.
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Douze lettres au soldat inconnu
L’extrait
(pp. 11-20)
1
Monsieur,
J’ai rôdé tout le jour autour de votre chambre, de votre tombe, quoique je n’aime ni le Paseo pour touristes des Champs Elysées, ni le catafalque grotesque sous lequel la France a jugé bon de vous coucher. Il m’a fallu pour vous atteindre fendre d’épais anneaux d’automobiles, prendre garde aux autobus, aux fous furieux circulant à fond sur l’Etoile, baisser les yeux, dès que je vous approchais, évitant les badauds en casquettes publicitaires qui, pour saluer les passants, agitaient depuis le sommet de l’Arc de triomphe des bras que la distance rendait ridicules, et un peu touchants. Le vacarme m’interdisait tout l’esprit de cérémonie qui caractérise d’ordinaire nos approches de vous. C’est qu’il n’est pas facile à présent de porter en soi un commencement de ferveur: on dirait que la vie prend plaisir à rendre nos émotions dérisoires, éternellement déplacées. Je ne vois pour cette raison de sentiments que blessés, un rien honteux d’eux-mêmes, et de beauté que balbutiante. Vivre écorne le cœur, et je m’imaginais, montant vers vous, quiconque aurait aimé certain platane de la banlieue, y aurait connu par exemple son premier baiser, pourquoi pas lors d’un mois de printemps à peine amorcé, vers ses treize ans, y faisant depuis, chaque année, pèlerinage, moins pour instaurer un nouveau culte que pour un instant de poésie portative, et cet arbre à présent serait planté au beau milieu d’un parc d’attractions – ainsi qu’on appelle aujourd’hui d’étranges terrains vagues qui tiennent de la fête foraine, de la fausse ville surgie de rien, et de puérils Edens où nous sommes censés nous divertir. Il faudrait à notre mystique s’aveugler sur les hautes figurines de mousse secouant leurs têtes flasques, les souris démesurées, les canards qui parlent et les châteaux de carton-pâte; se rendre indifférent aussi à la musique assourdissante, insensible à l’odeur de sucreries et de graisses cuites, d’eau de javel au bord de l’océan artificiel, fermé aux piaillements des enfants emportés sur les trains-trains de la Cité magique. Alors, mais alors seulement retrouverait-il, pour un instant et presque effacée, l’émotion ancienne, à ses lèvres le goût de tilleul des lèvres effleurées.
J’avais pour moi la même impression à venir vous rendre visite, quand même je n’aurais vous concernant que l’appui d’un souvenir inventé. Je sortais par hasard place de la Concorde, je remontais les larges allées, attiré peut-être par le vernis très vert des feuillages sur le ciel gris; je marchais sans savoir, j’apercevais au fond, croissant à mesure, la lettre grecque de l’Arc, qu’on eût dit un monument de sable, sur les montants duquel des sculptures peu à peu se détachaient. J’étais aimanté par cette architecture lamentable, étonné aussi d’y porter mes pas. Et puis j’ai pensé à vous. Votre cadavre un instant éclipsa la masse énorme qui lui sert de ciel de lit; et j’ai compris que c’était vers vous que je me dirigeais.
Je ne vous entendais pas. Je ne vous voyais pas. Pourtant, par effort, vous étiez. C’est à peine si votre temps chuchote encore sous le nôtre – et il faut aujourd’hui une patience assez peu à la mode pour l’entendre, et vous écouter. Vraies ou fausses, vécues ou rêvées, l’époque en effet piétine nos madeleines, les écrase dans les sursauts de cette joie feinte qui devient le mot d’ordre de la vie. Mais je me rends compte de la distance qui nous sépare, puisque cette image héritée de Proust et devenue banale ne peut rien vous dire, à moins, ce dont je doute, que vous ne fussiez de ses premiers lecteurs?
Je vous ai dit, je crois, que l’absurde rapt que produisaient mes rêveries autour de vous ne m’était pas satisfaisant, ni agréable, et que l’effort qu’il m’imposait prenait en bien des points à rebours ce temps d’amnésie et de tressautements où j’habite. Tout m’invitait au contraire à vous laisser à votre pyramide ridicule, et, passant mon chemin, à retrouver la vie. Mais je ne vous ferai cependant pas plus longtemps l’injure de me plaindre auprès de vous: la belle époque célébrée désormais vous a jeté dans les tranchées, sous une pluie incessante d’obus et de cris. Quant aux relations humaines tant célébrées pour ce que nous croyons qu’elles étaient, je me souviens à l’instant d’avoir eu connaissance de quelques lettres d’alors, adressées aux soldats dont vous étiez: les parents y protestaient, sans se soucier aucunement de votre souffrance, et vous exhortaient à quitter au plus tôt ce front où vous étiez suspects de vous prélasser pour venir enfin aider à la récolte des foins. Ce n’était que récriminations, jérémiades, et cette brutale surdité envers autrui où je vois la plus terrible des violences.
Folie aussi, cette carte postale qui me revient à l’esprit, dont je me plais à croire à présent qu’elle vous était destinée, dans laquelle un homme apparemment riche vous proposait de l’argent. Vous deviez pour cela à votre prochaine permission prendre le train jusqu’à Menton, où un chauffeur vous eût attendu pour vous conduire en silence (il était à plusieurs reprises dans ce mot assez bref qualifié de «très sûr») à la porte d’une villa de la Riviera, sans doute dans le genre de celle que le verso de la carte représentait: blanche, semi-coloniale dans son jardin parsemé de palmiers et de lauriers-roses que le sépia faisait fanés. Pendant ce temps, l’épouse de votre correspondant était heureusement éloignée par un voyage, proposé ou imposé, vers Milan je crois, pour un achat de bijoux. Ce monsieur devait singulièrement tenir à vous pour se contraindre à ces stratagèmes un peu minables, sans compter la dégradation du paiement offert avec des sortes de minauderies entre les phrases, des allusions vicieuses, le miroitement aussi d’un bon dîner dans un grand restaurant, si vous aviez été «docile», il va de soi. J’y vois la preuve de votre probable beauté, de votre transparence, aussi, puisqu’il n’y a jamais que la candeur pour attirer de la sorte les plus misérables essais de profanation. Ç’aurait pu être une lettre d’amour, cependant. Je l’ai même cru un instant, vers le milieu de la lecture, tant j’ai peine à m’effaroucher des pratiques d’autrui, tant je comprends, peut-être, ou crois le faire, toutes les stratégies dont peut user un être pour sortir de l’isolement. Mais celui qui se faisait votre client insistait sur un point: il ne fallait pas que vous vous laviez, ni quittiez un uniforme dont il espérait qu’il était constellé de boue. Votre souffrance n’était plus que l’instrument d’un plaisir un peu difficile, et comme monstrueusement raffiné. Il s’agissait de se frotter à votre guerre bien davantage que de se coucher contre vous, qui n’en étiez plus que le support, de s’offrir le luxe d’un petit frisson rance, dérisoirement dionysiaque, une orgie esthétisante et sordide… Non, vraiment, mes saisons n’ont rien à envier à la vôtre, et je me réjouirais presque, malgré cette distance que mes mots mesurent plutôt qu’ils ne la comblent, de n’être pour vous qu’un interlocuteur décalé. Je suis né trop tard hélas pour vous connaître, mais dans une période du siècle où il m’aura été possible de vivre, et mieux: de me choisir. Ce ne pouvait être pour les vôtres que très rarement le cas.
Vous vous demanderez peut-être comment je puis être à ce point informé des correspondances d’alors. C’est que le pèlerinage de ce jour doit s’inscrire dans un plus ancien intérêt. Sans le savoir, longtemps je me suis préparé à notre rencontre. Vous avez joué mon prélude, si je puis dire, et ma recherche n’est sans doute pas désintéressée, alimentée comme je le crois par mon incompréhension du présent, de moi-même, pour quoi j’attends de votre hypothèse, de celle que je formule avec vous, l’esquisse d’une explication. Vous prêtant une sorte d’impossible présence, peut-être tenté-je surtout de nous définir, c’est-à-dire de nous comparer. Je me dis bien cependant que vous n’avez pas de forme, de poids, et plus de gorge ni de mains pour me répondre; qu’en conséquence je rêve, mens, que mon entreprise serait délirante, qu’il ne faudrait pas m’obstiner à heurter des mots contre un cadavre. Sachez donc que je n’avais moi non plus guère de visage, avant de me décider à vous parler. Et la solitude ne fait pas que vous défigurer: elle vous anéantit, comme tout à l’heure, quand j’avais l’impression de ne plus porter que des pas de brouillard, une idée d’être vers vous. Autrui dans la langue marque le Nord, tandis que la parole sans plus de destinataire déferle pour rien et pour rien vous met à feu. Vous imaginez-vous la torture d’un chant sans le visage qui l’a fait naître, où il devrait logiquement aller s’éteindre, et à la fois retentir? Il faut vous dire que j’en avais assez, aussi, de dédier mes propos à qui sans cesse m’abandonnait. Il m’aurait fallu chaque matin changer les prénoms de mon Canzoniere: les vivants, dans mes amours, furent des fantômes comme les autres. Au moins votre cendre ne s’échappe-t-elle pas.
Mais il est à ce courrier une cause plus sentimentale, plus personnelle, aussi: la découverte d’un spectacle théâtral, voilà quelques années, au cours duquel des comédiens venaient lire, alternativement, sur fond de rideau noir et de lampes très pâles qui mettaient à la scène un douloureux faux-jour de plâtre une sélection de lettres, datées des années 1916 à 1918, renvoyées à leurs expéditeurs faute d’avoir atteint un correspondant déjà disparu. L’atrocité du propos, dont mes exemples vous ont déjà donné idée, si vous ne la connaissiez pas mieux que moi, m’a reconduit à mes premières découvertes de votre passé: à mon propre nom par exemple, toute l’enfance croisé sur le monument aux morts d’un village de Champagne, et qui m’obsédait d’autant plus que ce bisaïeul avait été fauché par une balle le jour même de l’armistice, ce qui m’était à l’époque incompréhensible, révoltant, me donnant l’idée de mauvais camarades continuant la bataille quand on a déjà prononcé «pouce», ou «perché»… Je me faisais une piètre idée de la boucherie que vous avez connue, vous voyez. Le monument ne m’y aidait pas, raide et sans âme, consternant de laideur. Il était formé d’une double page de marbre banal et de plantes chétives qu’encadraient, en demi-cercle, deux rangées d’obus plantés dans le sol, leurs tête pointées vers le ciel. A confronter tout à l’heure votre tombe et cette pataude pâtisserie, je me suis dit qu’il ne serait peut-être pas inutile de vous saluer autrement que par ces accumulations de pierres ou les injures à votre tragédie que vous distribuait copieusement l’arrière, d’expédier à mon tour un courrier en retard, en confrontant nos jeunesses tenter d’en déceler les échos, les émotions communes malgré la distance, les rimes en un mot; d’imposer, aussi ridicule qu’il y paraisse, contre votre meurtre la dérisoire réponse de l’amour.
Rassurez-vous: je m’efforcerai de ne pas vous prêter mes traits, de ne vous annexer en rien à ma propre biographie. Une telle compassion serait beaucoup trop facile, qui dévorerait son objet pour ne plus maintenir qu’un scandaleux larmoiement sur soi-même dont vous ne seriez plus que le prétexte. Nous savons désormais, et depuis peu de temps au vrai, qu’autrui s’échappe, et que sa résistance seule à nos rêves permet que s’établisse la relation. Guère après votre mort, certains romans faisaient encore un malheur de cet écart dont il faudrait apprendre à se réjouir. Mais pour nous, l’éloignement est tel que j’ai grand peur de vous y dissoudre, ou d’à l’inverse vous absorber absolument. Il n’empêche: je sais à présent que je dois vous écrire, et sans trop envisager comment, vous arracher à l’oubli.
Cependant, si je suis comme habitué à n’aimer que des absents, je ne puis me dévouer, jusque dans leur éclipse, qu’à des corps. Il vous fallait des traits, et la silhouette haute et massive qui décide généralement mon cœur. La vie s’est chargée déjà de les fournir: j’avais dix-sept ans et votre guerre figurait encore dans les programmes du baccalauréat dont on l’a depuis scandaleusement écartée, pour des motifs probablement politiques, puisque tout ce qui a suivi dépendait de vous, et qu’à présent nul ne peut comprendre les massacres ultérieurs… j’avais dix-sept ans donc quand je suis tombé dans un livre d’Histoire sur une photographie très blanche, délavée, qui révélait dans sa fausse neige une image voilée, un hiéroglyphe égaré dans les cristaux d’argent. Il s’agissait d’un soldat. Ou plutôt non: on n’y distinguait d’abord que de la terre, une croûte encore un peu humide, çà et là craquelée. Soudain surgissait du sol une amorce de visage, les traits défaits, sauf la joue gauche, très lisse, et deux lèvres pulpeuses, jeunes, parfaitement dessinées. La paupière gauche, tombée, traçait un arc de longs cils enfantins, dont on finissait par entrevoir l’ombre portée sur le haut de la joue, de la pommette à la base du nez. Nous étions fort loin du «poilu» du folklore, auquel d’ailleurs je n’ai jamais cru, et la jeunesse de cette portion de visage déjà presque repris par la terre faisait violence à qui s’y attardait. Une feuille morte dissimulait en partie la moitié droite de votre tête. A la fixer obstinément, inquiété de cette pose évidemment artificielle, du soin peut-être que le photographe avait pris de vous dissimuler, on finissait par croire qu’elle palpitait dans l’image immobile, révélant d’un seul coup la joue rongée, les vers grouillants et l’orbite vide d’un œil arraché.
C’est cet archange de chair pourrie et de boue qui m’ordonne de vous écrire. Ce sont ses lèvres de presque humus que j’embrasse, pour vous saluer.
Lire l'article de René Ceccaty dans Le Monde
Douze lettres au soldat inconnu
L’extrait de presse
LE MONDE
(18 juin 1993)
Voilà un livre admirable qui trouve pour nous toucher non seulement une langue nouvelle, mais une forme totalement ‘inventée. Un jeune homme de vingt-sept ans qui a déjà publié l’an dernier un recueil de poèmes écrit douze lettres à un fantôme familier de tous, à un personnage allégorique de l’héroïsme ou du sacrifice vain, à cette catégorie collective et abstraite que l’on est habitué désormais à appeler le soldat inconnu. Dans cette correspondance à sens unique, qui saute sur le siècle nous séparant de la » Grande Guerre » – car ce soldat est nécessairement tombé dans les tranchées, – l’écrivain ne disserte pas sur la guerre et l’armée : c’est beaucoup plus qu’un pamphlet, même si t’on peut y lire une mise en cause de toute barbarie, exprimée avec une rare virulence et une intelligence toujours vigilante.
Pour donner corps à son interlocuteur, Olivier Barbarant a compris qu’il devait d’abord s’incarner lui-même. Les phrases que nous lisons ont une voix et cette voix appartient à un homme, (lui se confie à nous, tantôt avec un lyrisme que modère une conscience aiguë, tantôt avec une sérénité rêveuse et bouleversante. L’émotion naît alors de la rencontre d’une personnalité qui en une centaine de pages se dévoile à nous avec ce qu’il faut d’impudeur et de réserve alternées, et d’une figure de moins en moins symbolique, de plus en plus charnelle.
Tout est parti d’une « photographie très blanche, délavée, qui révélait dans sa fausse neige une image voilée, un hiéroglyphe égaré dans les cristaux d’argent ». Ce portrait de soldat, découvert dans un livre d’Histoire quand l’auteur avait dix-sept ans, en suscite d’autres : les victimes de toute guerre resurgissent et s’adressent muettement à ce témoin privilégié né à l’autre bout du XXe siècle. On l’a compris, ce n’est pas l’admiration d’un ancien combattant ou d’un panégyriste du courage viril qui inspire ces pages. Il s’agit, nous dit Olivier Barbarant, de « détrôner le dieu de la guerre ».
Il rappelle le discours hardi du jeune député Pierre Brizon, prononcé en 1916 à l’Assemblée nationale : » Ce sont eux, ce sont les paysans, ce sont les meilleurs ouvriers de la civilisation qui tombent en masse, victimes d’une guerre qui n’est pas la leur… » Comment ne pas rapprocher ces justes réflexions, vieilles de quatre-vingts ans, des images des guerres actuelles? D’un côté les gouvernants dans leurs citadelles conversent, parfois cordialement, avec leurs ennemis et ordonnent; et de l’autre les soldats se massacrent sur ordre.
Le signataire de ces lettres rencontre des doubles anachroniques du soldat inconnu. Ce sont des amants de passage. Curieusement l’interférence de rapides confidences sexuelles ne paraît nullement contredire le projet du livre. Bien au contraire, elle lui donne un supplément d’authenticité et surtout permet de renouveler la comparaison que fit déjà Alain-Emmanuel Dreuilhe entre l’hécatombe des guerres et celle du sida qui décime toute une génération.
Cette approche très subjective de la guerre et de la mort est liée à une conception poétique de la rencontre amoureuse : « Les vivants, dans mes amours, furent des fantômes comme les autres. Au moins votre cendre ne s’échappe-t-elle pas. » Pourquoi, s’interroge l’écrivain, suffit-il d’une peau entrevue « de plus près dans les voiles de la lumière hivernale » pour résumer « tout ce qu’on appelle la réalité « ?
On pourra être parfois imperceptiblement gêné par une préciosité ou une tournure archaïque. Mais les livres aussi nécessaires et sincères que celui-ci, où l’auteur ne tente pas de séduire, de tromper ou même de rassurer le lecteur, où, s’affranchissant de toute convention, il cherche au contraire, avec humilité, une forme d’exactitude intérieure dans la sensation et dans l’analyse, sont si exceptionnels que leurs failles sont aussi des indices de vie.
René de Ceccatty