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Jude | STÉFAN

«Si l’entrée en littérature, puis son parcours équivalent à un sérieux faux-pas ou impasse, le congé pris peut s’en révéler plutôt désinvolte par la distance qui déprend de ces Figures même admirées, pratiquées et remerciées.Elles représentent ici quinze Noms de l’ère moderne, de Gide à Sollers, affirmés sur un siècle (1880-1980) et donnant lieu à autant de chapitres acerbement dialogués et intitulés Aragon, Céline, Beckett, S. Weil ou autres.» (J.S.)

Dialogues des figures – Jude Stéfan 1988

Si l’Entretien suppose la libre intrusion d’un interlocuteur chez l’autre, le Dialogue quant à lui réfère à un respect sans concession entre deux êtres intimes, tel qu’on peut le discerner jadis chez Lucien ou Fontenelle, et fomenté d’ironie, de connivence et de surprise.Jude Stéfan poursuit le genre littéraire et le renouvelle dans les objets — l’écriture, la mort, la satire, les chiens, les noms, les mois, les Muses, entre autres — par lesquels Elle et Lui se maintiennent dans leur pur face à face.

Dix nouvelles ou Variations agencées autour du thème de l’âge et présentant diverses situations changeantes en rupture: la découverte du corps à corps avec les adultes, la perte violente d’un proche qui devient l’origine de l’écriture, un bal ronsardien, une demande en mariage, le bonheur chez les Filles, aimées en tant que compagnes de misère et de plaisir, un célibataire magnifique, le pourrissement final d’hospice, enfin le passage à la légende… Une mise en forme musicale de phrases.

Revue de presse

Libération
(22 janvier 1987)

Jude Stéfan.
 » Troué d’un chagrin fatal  »
Pourquoi 1’affirmation que ce monde n’est qu’une vaste merde emplit-elle le cœur humain d’une telle allégresse ? Comme un prisonnier, je suppose, qui ayant, par de savants calculs, déterminé la date et le mode de son exécution, se roule de joie en apprenant que la finesse de son esprit lui avait permis une exacte prévision. Voilà: j’ai déjà commis deux indélicatesses envers le personnage de Jude Stéfan en employant les mots cœur et esprit. Le livre s’intitule Les états du corps, du corps nous disons bien, et cela est le mieux expliqué aux dernières pages de la dernière nouvelle: « …il pratique le sport dans sa jeunesse, dont il disait que c’était un bonheurphysique en même temps qu’une ineptie de l’âme, qui pour lui était partout dans le corps, les pieds, le sexe, la bouche, mais non dans le cerveau, et c’est pourquoi on la sentait le mieux en faisant l’amour. » (Les misanthropes ont donc une âme Pourquoi faut-il aussi que je vous dévoile tout de go la noirceur finale du héros, moi qui eus le plaisir de découvrir en toute innocence la progression féroce des dix nouvelles de l’enfant aux yeux trop grands ouverts au vieillard cynique ? (Cynique, dans le livre, ne serait pas un adjectif accolé à vieillard, mais un synonyme). Si le cœur vous en dit, arrêtez-vous maintenant de lire cet article, allez acheter Les états du corps de confiance, pourquoi pas ? Il n’y a pas que dans les romans policiers que l’on aimerait préserver une sorte de surprise. Pourtant, il n’y a pas d’intrigue. Et dans ces dix nouvelles, qui s’échelonneront par âge, de douze ans à soixante-dix (y compris la légende, sorte de total en fin d’addition), le héros, qui n’est pas forcément l’auteur, n’est pas non plus toujours le même. « Lathuille Jules, négociant en vin », à l’hospice de vieillards, ne devrait avoir que peu de rapport avec le fonctionnaire gris de la cinquantaine, ou l’écrivain de 35 ans dévôt du stiyle. Mais de l’étonnement à la lucidité, à la déception; du renoncement au refus, c’est toujours de l’Homme qu’il s’agit, cet animal auquel le Sphinx attribuait un nombre de pattes variables. Les états du corps est un roman d’apprentissage qui va jusqu’aux portes de la mort, mot encore inexpliqué, commis à toutes les sauces fallacieuses. A chaque étape, celui qui parle compte ses billes (ou nous les comptons pour lui): à chaque étape il en a moins, et dans cette perspective de l’ascèse et du mépris, chaque fois, il est plus fort. Ce pourquoi, à mon sentiment du moins, les nouvelles vont en intérêt croissant, en puissance accumulée, jusqu’à la magnifique imprécation des vieillards; . « …malheur, à celui qui voudrait nous nous inscrire à des jeux, nous initier au Carrousel, nous faire chanter des psaumes, nous confesser tardivement, nous les vieux disons merde et chiotte à tous les lâches, ceux qui croient en quelque chose… »). Celui qui en déduirait que les premières ne sont pas aussi bonnes n’aurait rien compris: Jude Stéfan est un grand écrivain, chacune de ses phrases semble obligatoire. Depuis le suicide de la sœur aînée (« … On vous le dit, vivants, suicide est un bien grand mot d’aveugle. et de partisans, simple geste libre pourtant et conscient, sans pathétique … »), à la récapitulation des attachements qui restent au misanthrope trentenaire… « qui font que l’on reste néanmoins enclin à vivre, non parce qu’on aime la vie, mais parce qu’elle est le seul lieu connu… « , jusqu’au saut de la cinquantaine, quand aucun plaisir n’est plus là mais qu’il en reste le langage, et l’homme gris trouve sa jouissance à faire des listes de noms, noms propres, noms très communs, « voyelles et consonnes ayant servi à maintenir dans leur fière et passagère durée les êtres, les objets, les lieux avant qu’ils ne disparaissent… » Il va de soi que toute apologie du silence, que toute communication de la solitude, ne peut être qu’une immense contradiction, et que l’écrivain qui écrit l’écrivain renonçant à l’écriture est aussi menteur qu’un Crétois, et que le vieillard sénile retournant doucement à l’état de légume, cabaretier de son état qui plus est, qui part en considérations « fichtéennes sur de sombres weltanschauung » et « le pet quasi métaphysique pour épigones heideggeriens dans la lignée du premier pet de l’homme » est une douce et triste plaisanterie, pour nous réjouir et nous désoler.
Vie de Bélial, la dernière des dix nouvelles est sous-titrée « (dans la légende) ». Hypothétique historiographie par hypothétiques disciples, ce n’est donc plus un  » état du corps  » ? « La vie de Bélial le négativiste ( … ) un des hommes rares qui . eurent le courage de se renier et protester contre l’infamie voilée de leur condition contient les formules les plus concises (du mépris, il faisait vertu… On cite aussi comme de lui que Vivre est impossible, la Mort une saloperie,  » Dieu  » une rocambolade) ». Et les déclarationf, les plus contestables: « Il ne riait jamais car dès que l’homme rit, c’est un porc ». Allons plus loin : l’impropriété évidente de cette allégation (car nous savons tous, n’est-ce pas, qu’un poerc riant à l’idée d’une saucisse serait de facto note frère) confirme par l’absurde le pessimisme absolu du héros: Bélial drapé dans la légende, Bélial déjà trahi par les siens.
Michèle Bernstein