(pp. 41-44)
LE NOUVELLISTE
«Egon Roman naquit aux bords de la mer où souvent il se rendait pour écouter le cri des mouettes l’hiver, l’été observer les ébats joyeux des chiens, n’aimant pas ses semblables — trop “normaux” disait-il, c’est-à-dire ayant refusé d’assumer leur originalité propre. Il ne pouvait rien leur dire de lui-même: sinon ils fuyaient. Il fit des études quelconques, quitta l’étouffoir familial et devint tôt nouvelliste à L’Echo rislois, métier consistant à rechercher et débiter des nouvelles, pour n’en citer qu’un exemple, emprunté à l’une de ses voisines, miss Webb venue s’établir depuis son Shropshire natal en France avec son amie: celui d’une vieille fille qui ne recevant jamais de fleurs, eut une fois l’idée, après avoir beaucoup économisé en se privant de l’essentiel, de s’en faire adresser elle-même le jour de sa fête un colis, mais toute à la joie de cette attente, n’en éprouva pas la moindre, sa propriétaire ayant détourné le cadeau vers une homonyme, actrice de cinéma habituée à en recevoir, car elle avait jugé qu’il ne pouvait y avoir de doute sur la destinataire habitant le même immeuble! C’est en se mêlant aux conversations de cafés, en parlant avec des connaissances — il en avait de nombreuses, mais pas d’amis —, en assistant aux séances hebdomadaires du tribunal, en suivant les enterrements ou encore chez le coiffeur, aussi bien en dépouillant les faits divers d’autres journaux qu’en fouillant les vieilles chroniques dans les bibliothèques qu’il parvenait ainsi à toucher une modique mensualité lui permettant de subsister afin de pouvoir écrire ses propres nouvelles. Il en acheva à peine une soixantaine au cours de sa carrière, qui lui ressemblent.
C’était un être antipathique, qui ne serrait jamais la main, répondait régulièrement aller mal (“et les inondations, le cancer, les guerres civiles, ça ne vous fait rien?” rétorquait-il vindicativement), cherchait querelle dans les assemblées, portant sur lui couteau ou pistolet qui surprenaient tôt l’adversaire espérant se battre à la loyale, insultait les prêtres inoffensifs dans la rue ou les ministres au cours des actualités cinématographiques, jurait haut et fort. Il avait emprunté sa devise à une Galloise qui l’avait aimé presque une décennie: “y gwir erbyn y byd”.
Car il eut de nombreux succès féminins, sachant parler aux femmes, avec tendresse et vérité immédiates (“c’est simple, disait-il, il suffit de faire ce que devraient les maris”) et à chaque fois qu’il paria séduire en une seule demi-journée, il gagna. Si on lui demandait son nom, même en présence d’un tiers connu, il en donnait un faux: Aber, Botz, Lamer, Bouxx, Saint-Aubin ou bien Agog, Offal, Skandahl, selon l’inspiration, on lui en compte une trentaine. Il avait constamment assuré qu’il ne supporterait la vieillesse ni l’impuissance, qui commença à se déclarer après la soixantaine. Vers la fin il retournait tout courrier indésirable avec la mention dcd. Il mit donc le feu à sa maison, laquelle il avait acquise à bas prix en milieu de sa carrière pour y passer les fins de semaine à la campagne, après avoir brûlé joyeusement ses milliers de livres inutilement lus sinon par désennui, et disparut, une fois liquidés ses deux comptes en banque, son automobile n’ayant pas été retrouvée sous la grange où il la garait — il avait toujours déclaré vouloir se retirer, soit forfanterie, soit véracité, à Cuba — et en effet il avait rencontré au festival de Cabourg une journaliste de ce pays courageux, cousine de la fameuse athlète Anna Quirot. Depuis longtemps il négligeait la tombe de ses parents. A la cinquantaine il se rasa le crâne et porta en conséquence une casquette de marin, qui le signalait aisément à ses concitoyens. Il ne votait pas, le siècle n’étant son affaire. Une seule chose le maintenait dans l’existence, tant qu’il ne souffrait trop physiquement, le tourment ambigu de la mort, la Salope, la Garce. (Or il fallait bien qu’il mange, dans un restaurant discret, toujours à la même table, dans un coin, le dos tourné aux clients, vers les derniers temps ne buvant plus qu’un demi-verre de vin par repas, ne fumant plus qu’un cigarillo matinal.)
Il marchait calmement, les mains dans les poches depuis l’enfance, ne regardait jamais un passant; il aimait porter un insigne — décoration fictive ou épinglette indéchiffrable. Il laisse six recueils, Ego Roman, la Chierie, le Bordelier, les Règles, Journal d’Onan — tous publiés aux Editions S. Bottin. La nouvelle que nous offrons présentement dans notre anthologie est une des plus connues et représentatives de son style incisif, serré, anti-poétique, cru, “merdique” comme il l’avouait, “Evangile selon Judas”».