Il ne s’agit pas ici d’une histoire de Paris au cours de la seconde moitié du XIXe siècle mais d’un parcours forcément buissonnier et lacunaire à travers les représentations de Paris. Représentations de Paris telles que les exposent la chronique, l’article de Paris (un genre), clichés répétés à satiété, écume de la littérature (infinie) sur Paris, de Paris, produite par des chroniqueurs, écrivains mineurs, oubliés, qui à leur façon alimentent cette sourceintarissable, ce fleuve, cet océan, ce verre d’eau (les images reviennent) qu’est l’écriture de Paris. C’est ainsi que s’est constitué ce qu’on a pu appeler le mythe de Paris dont l’origine se trouve bien au XIXe dans la littérature.Mythe d’un Paris toujours un dans son essence : ça c’est Paris, mais aussi toujours divisé en deux. Il y a deux Paris, comme il y a deux corps de Paris, un corps matériel et un corps spirituel, symbolique, un corps mortel comme un corps immortel. Paris est un, unique, Paris se divise aussi en deux. Il y a deux Paris dans l’ordre de la représentation : Paris du jour et Paris de la nuit, Paris de l’opulence et Paris de la misère, Paris du capital et Paris de la révolution, Paris du dessus et Paris du dessous, Paris masculin et Paris féminin, Paris des vivants et Paris des morts… Écrire, dire ce qu’est Paris, avec parfois la passion de la liste, de l’inventaire, c’est aussi une façon de dire, d’écrire ce qu’il n’est pas : la province, Berlin, New York, Londres surtout. Un fragment, un rien de l’écriture de Paris renvoient à Paris comme tout, et Paris en tant que totalité peut déjà se lire dans le fragment ou le rien. Dire, écrire l’essence de Paris, sa quintessence, c’est aussi en dire, en écrire l’existence incarnée ou symbolique.C’est encore dire, écrire les existences dans Paris, celles des individus éphémères et celles, plus durables, stylisées en types, en pbysiologies. Écrire sur Paris, c’est écrire sur le temps à Paris.
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Les deux Paris
Le sommaire
Introduction 9
Chapitre I
La fondation de Paris
Fables, étymologies, histoires 17
Chapitre II
La destruction de Paris,
la ruine de Paris, les ruines de Paris 49
Chapitre III
Paris, territoire de l’utopie 85
Chapitre IV
La mort à Paris
Chapitre V
Paris qui s’en va, Paris qui s’efface
L’ancien et le nouveau 129
Chapitre VI
Comment était-ce Paris?
Ça c’est Paris 220
Conclusion 265
Bibliographie primaire 271
Bibliographie secondaire 292
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Les deux Paris
L’introduction
«Pour le flâneur, la ville – fût-elle celle où il est né, comme Baudelaire – n’est plus le pays natal. Elle représente pour lui une scène de spectacle.»
Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, Le Livre des Passages, Paris, Cerf, 1989, p. 361.
« – La vérité! s’écrie Gabriel (geste), comme si tu savais cexé. Comme si quelqun savait cexé. Tout ça (geste), tout ça c’est du bidon: le Panthéon, les Invalides, la caserne de Reuilly, le tabac du coin, tout. Oui, du bidon.»
Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, 1959, p. 20.
Comment peut-on écrire sur Paris? Plutôt: comment encore écrire sur Paris alors que l’on sait l’écriture de Paris sans fin et sans fond? Les livres sur Paris ne se comptent pas, on le sait pour en avoir compté quelques-uns. Chaque livre sur Paris en répète un autre qui répète un précédent, qui n’est jamais pourtant tout à fait le même. Les écritures de Paris se superposent plus qu’elles ne s’alignent, revient ici avec insistance l’image du palimpseste, de la peau, de la pelure. On surcharge, on rature, on gratte ou on pèle ce qui s’est écrit sur Paris en écrivant sur Paris. D’où l’impossibilité sans doute d’écrire sur Paris sans citer, beaucoup citer, trop citer peut-être, l’écriture de Paris est un feuilleté de citations, façon de rendre compte de ce transit permanent qu’est la représentation de Paris, illustrer le va-et-vient permanent à propos de Paris entre le fragment et le tout. Rien ne dit jamais tout sur Paris, une page, une phrase peuvent en dire assez.
Écrire de Paris, sur Paris est un geste ancien, écrire de Paris, sur Paris est toujours nouveau. Les écritures sur Paris suivent la ville dans sa double part d’éphémère et d’éternité, l’écriture de Paris accompagne celui qui s’y livre dans sa déambulation entre le Paris des livres et celui qui fut sien, entre ce qui est et ce qui n’est plus. Écrire sur Paris peut se faire en marchant dans Paris. L’écriture de Paris est un passage, passage entre des décors, des niveaux, des époques. Écriture des passages parisiens dont Walter Benjamin a saisi toute l’importance, écriture du passage dans Paris, passage du temps sur la ville, monuments, bâtiments, passage instantané et sans fin des flâneurs, badauds, piétons sur un boulevard à la fois intemporel et daté. Écrire de Paris, sur Paris, on écrit aussi Paris assurent Daniel Oster et Jean Goulemot dans leur préface à La Vie parisienne. Anthologie des mœurs du xixe siècle (1989), l’usage transitif du verbe résume et dit bien cette fabrication de Paris par les mots.
On écrit sous la dictée de Paris avait déjà noté Louis Ulbach dans sa préface au Guide sentimental de l’étranger dans Paris par un Parisien, publié pour l’Exposition de 1878, manière de renverser les choses en conservant l’idée que Paris s’écrit avant tout. Écrire ainsi sur Paris peut être perçu comme une opération de type photographique, on se laisse impressionner par ce qu’on voit. L’œil et l’objectif, le regard et la plume sont associés, voir et écrire à propos de Paris ne peuvent être pensés à part. Paris est une suite infinie de représentations et les représentations de Paris reposent sur la coexistence et l’écart entre deux dimensions inséparables de la ville: sa matérialité, ses murs, sa vie, ses organes et son immatérialité, sa charge symbolique, son aura. Paris est matériel et Paris est immatériel, les analyses les plus anatomiques du Paris matériel se gardent bien de négliger l’immatériel, la part du spirituel, du symbole, ainsi du livre de Maxime Du Camp Paris ses organes ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle. Paris a deux corps, pourrait-on dire en s’inspirant librement – plus pour l’image que pour la théorie – des deux corps du roi d’Ernst Kantorowicz1, corps physique périssable et corps politique, symbolique qui est lui immortel. Paris a un corps de pierre, de chair et de boue qui meurt à l’instar de ses habitants, maisons attaquées sans relâche par le marteau municipal, celui de la spéculation, corps qui meurt, corps qui ne meurt jamais, car le corps d’une ville change et se transforme plutôt qu’il ne périt. Paris possède aussi un corps impalpable, fait d’air, d’esprit, d’émotions qui ne meurt jamais: Paris sera toujours Paris, mais qui pourtant s’altère et s’oxyde: Paris n’est plus Paris, les deux propositions se déclinent dans la non-contradiction. Les deux corps de Paris font cette capitale éphémère et éternelle, destructible et indestructible que l’écriture de la ville expose en permanence. Paris a deux corps, mais ce sont deux corps représentés, un corps matériel toujours baigné d’images, de symboles, et un corps immatériel qui s’incarne, agit, mobilise, qui peut mourir mais renaît toujours.
On a assez dit l’alliance, l’imprégnation, chimie et alchimie entre la ville et la littérature. Si mythe de Paris il y a et ni Walter Benjamin ni Roger Caillois n’en doutent, s’il y a une poésie de Paris et c’est elle qu’explore Pierre Citron, c’est bien la littérature, pour le xixe siècle, qui les condense et les exprime. Ici l’expression littéraire de Paris, à l’image de la ville même, ville de l’Idée et ville de boue, Jérusalem et Babylone, ville une et divisée, s’éparpille en une poussière de mots, de genres, de formes dont la capitale, ses deux corps seraient le principe de solidification. La littérature fait Paris et Paris fabrique de la littérature, transforme la boue en or et parfois l’or en boue. Paris, ses représentations courent comme un fil dans la littérature du xixe et celle du xxe, du moins avant que le cinéma ne la concurrence ou la redouble. Les plus grands écrivains tiennent ce fil: Paris de Balzac, de Hugo, de Baudelaire, de Zola… Il est aussi tendu, il rayonne, il prolifère chez une myriade, une cohue d’auteurs, journalistes, chroniqueurs, professionnels de l’article de Paris qui ont en commun l’obsession et aussi la profession d’écrire la ville, la représenter jusqu’à l’extinction dans le solipsisme: il n’existe rien que de Paris. C’est cette production, essentiellement pour la seconde moitié du xixe siècle, qui est la matière principale de ce livre. Elle a le mérite (ou l’absence de mérite) de parler de la ville, de l’écrire, la représenter sans le filtre, l’agrandissement de la fiction ni l’amplification, l’universalisation par le génie littéraire. Le Paris des chroniqueurs Jules Noriac, Gustave Claudin par exemple n’a pas exactement la même touche, la même aura que celui de Baudelaire, entre ces deux Paris existent pourtant des passages. Cette production (la chronique, l’article de Paris rassemblés en volume) que nous avons largement mise à contribution dans ce livre peut être utilisée comme source des représentations de Paris. On peut y voir aussi un écho, un contrepoint, une correspondance avec le Paris romanesque, celui des romanciers majeurs comme celui des mineurs, le pire Paris littéraire peut correspondre avec le meilleur.
Toute ville a besoin d’être fondée: c’est sur la fondation, le récit, la fable des origines que s’ancre le mythe. La fondation, fût-elle humble et modeste, ou parce qu’elle est humble et modeste, est garante d’un destin prodigieux, égal à celui des grandes cités, celles de la Bible comme celles de l’Antiquité grecque et romaine. Paris n’échappe pas à la règle. Paris est donc fondé ou plutôt le récit de sa fondation, de ses origines est un exercice ancien, où naturellement la fable et l’histoire s’enlacent, se prêtent mutuellement main-forte aussi bien qu’elles se démentent. Paris est même fondé plusieurs fois: fondation antique, liée à Rome, voire bien antérieure à Rome pour ne pas céder à celle-ci une prééminence symbolique, fondation chrétienne, enfin fondation moderne quand la démolition, les travaux d’Haussmann et plus généralement l’intérêt qui leur est contemporain envers l’histoire de Paris nouent une boucle entre le Paris des origines et le nouveau Paris du Second Empire. La fable et l’histoire des origines de Paris seront l’objet du premier chapitre.
Toute ville fondée est condamnée à disparaître, à connaître la ruine. Ici encore Paris ne fait pas exception. La destruction, la ruine et les ruines comme loi de l’histoire, le tribut au temps nourrissent la mélancolie dont s’imprègne la littérature, philosophie des ruines à la Volney. Paris disparaîtra un jour puisque tout disparaît. Mais la ruine de Paris ce n’est pas seulement un exercice littéraire et philosophique, c’est senti, en tout cas représenté comme une expérience historique au moment de la Commune. L’incendie d’une partie du corps matériel (mais aussi symbolique, dans ce qu’incarnaient les bâtiments incendiés, les Tuileries, l’Hôtel de Ville…) est montré, démontré comme une volonté de destruction générale du corps matériel et symbolique tout entier de la capitale: l’incendie de Paris. Ce sera le thème du second chapitre.
Paris territoire de l’utopie sera celui du troisième. Ville capitale d’un passé glorieux, ville du présent absolu qui s’incarne dans l’instant qui passe, présent également de la journée révolutionnaire qui pense arrêter le temps pour mieux le recommencer, Paris est encore la ville d’un avenir rêvé, laboratoire de l’épure et de l’idée où l’architecture et l’organisation politique et sociale, le corps physique et le corps moral seraient enfin réconciliés dans l’harmonie de l’utopie.
La mort sera la matière du quatrième chapitre. Mort-spectacle à Paris où tout se regarde, y compris les exécutions capitales, les cadavres derrière la vitre à la Morgue, mort individuelle de chacun mais aussi mort collective dans la catastrophe ou l’épidémie, mort privée mais encore politique publique de la mort dans l’organisation, la réforme, l’utopie même de la nécropole et du tombeau. La représentation de la mort à Paris dans un xixe siècle qui en aime les accents exprime la continuité entre les morts (les plus nombreux, ossuaire des catacombes) et les vivants, elle assure la cohésion entre les deux corps de la ville, celui qui meurt et celui qui ne meurt jamais.
La mort clôture le temps et le temps conduit à la mort. Le travail du temps sur la ville, son corps de pierre, les corps de chair des Parisiens stylisés en types, le passage vers le déclin, l’effacement, temps qui passe et temps qui ne passe pas, dialectique du neuf et de l’ancien, ces ressacs de l’écriture de Paris, de la chronique seront au cœur du cinquième chapitre.
Mais si Paris disparaît, meurt chaque jour, dans le même temps Paris ne meurt jamais. Paris est montré en tant qu’essence, quintessence même, dans l’esprit comme dans la bêtise, dans le laid comme dans le beau: Les laideurs du beau Paris, résume par un oxymore le titre d’un ouvrage de Gabriel Pelin, publié en 1861. Paris est aussi une suite infinie d’existences singulières uniques et identiques, répétant des scènes initiatiques (l’arrivée, le départ), avec des individus et des archétypes: la lorette et le petit crevé… Ça c’est Paris! affirmation de la chanson, Comment était-ce Paris? interrogation d’Emma Bovary, c’est de cette interjection et de cette question que part, sans souci d’une impossible exhaustivité, le sixième et dernier chapitre. Ça c’est Paris! type même de l’exclamation péremptoire aussitôt démentie par son contraire: ceci n’est pas Paris, ou bien Paris c’est ceci et c’est cela. Comment était-ce Paris? question de l’attente excessive, dont la réponse gît souvent dans la déception. La déception d’avoir vu Paris autrement qu’on le rêvait se trouve quelquefois dans le récit des voyageurs étrangers doublée de l’espérance d’y revenir bientôt. Ce n’est pas exactement la même question que: qu’est-ce que Paris? qui elle épuise les réponses dans les tableaux de Paris, les listes, les nomenclatures. Ces interrogations en permanence au cœur de l’écriture de Paris sur la question de son essence, celle de ses existences conduisent parfois au vertige. À trop scruter Paris, ses deux corps, à ne voir qu’eux, tout à travers eux, Paris abrégé de l’univers, on peut être conduit à un constat solipsiste: il n’y a que Paris qui existe, donc Paris n’existe pas.
Revue de presse
Libération (8 juin 2001)
Au vrai chic parisien
L’essence de la capitale au XIXe siècle au travers des récits et de ses personnages mythiques
Comme toutes les grandes villes, Paris existe hors la matérialité même de ses murs, « en surcroît de son territoire réel ». Une cité fantastique en résulte, enchevêtrement de poèmes, de récits et d’images, une sorte de corps symbolique, mais dont la croissance alimente et modèle celle du corps physique de la ville. Ce constat, évidemment, n’est pas neuf. Walter Benjamin, Roger Caillois et bien d’autres après eux, ont tenté d’expliquer la genèse et la force de ce mythe. La démarche de Jean-Pierre Bernard est cependant différente. On ne peut, explique-t-il, s’abstraire de ce feuilleté de représentations que produit la ville en permanence. Mieux vaut donc s’y immerger, et écrire « sous la dictée de Paris ». Davantage q’une élucidation, son ouvrage s’apparente donc à un guide de voyage, au cœur même de cette cité de papier.
Six entrées organisent le parcours, renvoyant à quelques-unes des obsessions majeures qui taraudent l’écriture de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle. La première concerne la question des origines, ce récit initial dont nulle capitale ne peut se dispenser. Or c’est précisément en ce milieu de siècle, auquel les travaux d’Haussmann donnent l’allure d’une refondation, qu’on abandonne peu à peu les versions fabuleuses (égyptienne ou troyenne) au profit de celle, plus historique, de la création par la tribu belge des Parisii. Désenchantement tout relatif au demeurant, et qui ne parvint guère à ébranler l’idée d’un Paris éternel prédisposé à la grandeur. Aux récits des origines répondent ceux, plus nombreux, qui mettent en scène la destruction de la ville. La période se révèle en effet très propice. Les traditionnelles rêveries sur le déclin, l’expiation, l’incendie ou les ruines trouvent avec la Commune et ses suites une inscription concrète dans le paysage, tandis que le spectacle de la mort (funérailles, abattoirs, guillotine, morgue, etc.) demeure un événement très prisé. Paris détruit peut dès lors se reconstruire, donnant prise à une prolixe littérature de l’utopie (Jules Verne, Albert Robida, Daniel Ha]évy, etc.), dont les projections constituent surtout une violente réaction à l’égard d’une modernité porteuse de destruction et de déshumanisation. D’où le motif, sans doute plus prégnant encore, d’une méditation sur la disparition (pensons aux clichés de Marville ou d’Atget), sur la nostalgie d’un Paris qui s’efface, des rues, des petits métiers qui s’éteignent. Les responsables en sont bien sûr Haussmann, cet « Attila de la ligne droite » qui a creusé la tombe du pittoresque parisien, mais aussi New York, l’Amérique et son « yankéisme ». Pourtant, rien de tout cela ne peut véritablement entamer l’idée que « Paris sera toujours Paris ». C’est donc bien qu’il existe une essence de la ville, mixte de réel et de représentation, qu’on s’ingénie alors à chercher dans les complaintes de la rue, dans quelques « types » bien parisiens (le gavroche, la lorette, la cocotte) ou dans leurs antithèses, le provincial ou le rastaquouère. Ernest-Roqueplan, boulevardier oublié du Second Empire, réussira ainsi à isoler « la parisine », ou concentré de Paris.
La richesse du livre de Jean-Pierre Bernard tient à cette profusion de textes, d’auteurs et de références convoqués, et habilement mis en scène. Il souligne ainsi l’existence d’un véritable « genre » de la chronique ou de l’article de Paris, dont il offre chemin faisant une anthologie commentée. Mais en s’inscrivant lui-même au cœur de cet objet qu’il décrit, le livre peut donner le sentiment d’un certain renoncement. Façon de dire, sans doute, que le mythe reste entier.
Dominique Kalifa