Champ Vallon

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Jean-Claude | PINSON

Plutôt que d’en brosser simplement un panorama, l’objet de cet essai est de penser la poésie contemporaine, d’interroger le sens philosophique du nouveau paysage qui s’affirme aujourd’hui, de poser quelques-unes des questions essentielles de la modernité poétique: celle du sacré, celle de la littéralité, celle du sujet lyrique, notamment.La question qui les résume toutes, celle de l’habitation poétique, est au cœur de cet essai. Aussi s’attache-t-on à lire en priorité ce qui, chez les poètes d’aujourd’hui — Ponge, Bonnefoy, Jaccottet, Deguy, Réda… —, s’affirme de puissance à former une existence à la fois lyrique et éthique.

Voir le sommaire

I. AMERS
(Paysage de la poésie française contemporaine)

Penser la poésie contemporaine 11
Retour amont 21
Fragments d’un cadastre 40

II. ÉLÉMENTS
(Pour une philosophie de la poésie contemporaine)

«L’homme habite poétiquement…»
(De Heidegger à Ricœur) 63
Après la mort des Muses
(La poésie contemporaine entre contingent et sacré) 88
L’inspiration aujourd’hui 88
La modernité poétique et l’assomption du contingent 95
La poésie contemporaine et le sacré 112

III. POÉTHIQUES

«Lever les yeux de son livre» 135
Le matérialisme poétique de Francis Ponge 138
Yves Bonnefoy ou la poésie comme philosophie 156
Philippe Jaccottet et l’énigme de la beauté 168
Approche de Michel Deguy 185
Jacques Réda, poète de la circulation lyrique 197

IV. LYRES

Que le lyrisme n’est pas nécessairement «inadmissible» 209
Lyrisme et subjectivité 220
Lyrisme et littéralité 240

Coda 273
Index des noms 274

Habiter en poète, Jean-Claude Pinson, essai, éditions Champ Vallon

À celui qui chaque jour marche le long d’une paisible rivière (ici l’Erdre nantaise), ne sied guère le ton trop sérieux du poète proférant des oracles. Le discours qu’on se tient à soi-même en marchant est plutôt un « laïus » familier. Et si on se laisse aller à le scander en vers, on tempère d’ironie sa propension à l’envolée lyrique. Sinueux, il se nourrit de tout et de rien: un banal déménagement, quelques mots de Mallarmé qui donnent à méditer, un rituel dépôt de chrysanthèmes, un jour de Toussaint, sur la tombe d’un aïeul.

Lire un extrait

(extrait)

VANITÉ.

Déménagement

Soixante kilomètres
une si petite migration
vaut-il la peine d’en parler?

avec armes et bagages
le fourbis du ménage et des livres surtout
des papiers pour longtemps
imprégnés de l’odeur de la maison que nous quittions
il y a un an à peine
nous revenions habiter Nantes

il faisait beau cela vaut mieux
quand il s’agit d’emménager
que les armoires et la vaisselle
quelques lithos, le linge intime
pour un instant sur le trottoir
à la vue des voisins s’exposent
brocante fugitive où l’on peut voir
sa vie en pièces détachées

Sentir la ville, prendre son pouls
tel fut notre premier souci

dans la chaleur de fin juillet pourtant
son cœur ne battait qu’au ralenti:
beaucoup d’habitants comme chaque année
avaient pris leurs quartiers d’été sur la côte
faisant le trajet inverse du nôtre

je sens encore la touffeur
de l’air de ces soirées de l’an passé
le sommeil difficile
dans une chambre nouvelle où nos corps
n’étaient pas en confiance

alors nous sortions
et l’air du pays exhalant les senteurs
de ses jardins publics aux arbres coloniaux
nous prenait dans son haleine
au milieu des touristes de passage
quand aux terrasses des cafés sans peine
à nouveau nos gestes se coulaient
dans les usages de nos années d’étudiants

non, presque rien n’avait changé
d’ailleurs est-ce que j’avais jamais vraiment quitté Nantes?
pourtant cela avait un goût un peu étrange
de savoir qu’on refermait une boucle
qu’on remettait ses pas dans ceux d’anciens parcours
et quand je refaisais à l’identique
le trajet sinueux qui me conduisait jadis
sous les tilleuls près du lycée
où j’attachais mon vélo
quelque chose imperceptiblement se dérobait

oh! rien de surréel dans tout cela
inutile d’invoquer Breton
simplement le léger dérèglement du temps
sentiment qu’on éprouve à Venise mieux qu’ailleurs
visible à Nantes aussi
où les immeubles penchent sur les quais
s’enfoncent de guingois
comme sous l’effet d’un lent roulis qui vaguement
les fait parents des navires
qui les côtoyaient du temps
où partout coulait la Loire
avant qu’on ne comble plusieurs de ses bras

Je croyais pouvoir quitter
d’un cœur léger Saint-Nazaire
et la maison où nous avons vécu
pendant près de douze ans

mais il y eut le dernier soir
les meubles étaient partis
emportant avec eux l’âme de la maison

nous campâmes dans une chambre vide
essayant de dormir sur de vieux matelas pneumatiques
qui bien avant l’aube rendraient le dernier souffle

est-ce parce que nos voix
résonnaient comme dans un caveau?
ou plutôt simplement la fatigue
d’une journée de nettoyage?
toujours est-il que nous n’eûmes pas le cœur
à converser très tard

tôt le matin comme d’habitude
les merles nous réveillèrent
pour une heure de concert offert à leurs dieux lares
depuis longtemps locataires de la clématite
que nous avions dix ans plus tôt
plantée sur la terrasse

et l’allégresse de leurs chants
eux qui allaient rester
nous eûmes bien du mal à ne pas la prendre
pour une façon de brocarder notre état d’esprit
nostalgique déjà

À peine installé on aspire à partir
on voudrait ne pas avoir à se fixer
être un nuage voyageur
et que toujours le paysage se renouvelle

alors les premiers jours souvent
je prenais le tramway l’après-midi
à l’heure des retraités qui tuent le temps
à ce jeu du train électrique

il m’aidait à rêver d’un wagon-lit
qui à travers la Suisse
m’emporterait jusqu’à Venise
où le matin je m’en souviens brumeux
on se réveille entouré d’eau
somnambule on sort de la gare
pour s’en aller dans le dédale
d’un autre monde où se confondent
avec les pas les clapotis

ici en bout de ligne quand on va vers le port
parfois on entrevoit un cargo qui descend
l’estuaire à l’horizon

vision qui déjà peut faire voyager très loin
à quoi s’ajoute une musique mécanique
et pourtant exotique:
le refrain lancinant
— trois notes à peine —
que fait le tram quand il démarre

ainsi j’allais bercé par sa navigation
qui très légèrement chaloupe
comme un vaporetto glissant sur l’eau

nez à la vitre comme font les enfants
(pas tout à fait quand même — je n’osais pas!)
je regardais
qui défilaient dans le couchant du soir d’été
les vieux immeubles
du temps des négriers
l’ordre de leurs fenêtres
claire géométrie des Lumières
au quadrillage un peu
désaccordé par les ans

cela me suffisait pour humer l’air d’autres pays
et je rentrais serein
de ces voyages d’une heure à peine
m’emmurant à nouveau au milieu de cartons
de livres à mettre en ordre
(Larbaud Cendrars Michaux Perros…)
heureux d’entendre au milieu du silence
la musique ténue mais si belle
que font certains dès qu’on les ouvre

Ce livre lorgne vers le roman, mêle le reportage et l’élégie pour une autobiographie narquoise.On peut le prendre aussi comme un carnet de route, mais on ne va pas bien loin: on remonte la Loire jusqu’au Liré de Du Bellay, avant de revenir arpenter sous la pluie la ville excentrée où l’on a pris racine (Saint-Nazaire). Cette déambulation parfois se laisse porter en amont par le mascaret de la mémoire: on retrouve alors les saveurs prosaïques d’une enfance banlieusarde et fluviale; on se souvient d’avoir en 68 pris les campagnes nantaises pour un succédané des monts Tsingkang. Ne souhaitant pas engendrer trop de mélancolie, on a renoncé au ton empesé.On a essayé de retenir la leçon de l’estuaire: être lisible comme sait l’être le fleuve dans le paysage, quelle que soit la polyphonie de ses courants contrariés.

J’habite ici a fait l’objet d’une traduction en russe
 par Elena Tounitskaya.

Lire un extrait


(extrait)

In situ (Saint-Nazaire)

REPORTAGE

Il y a environ quinze ans j’arrivais ici
nous avions loué une petite maison
dans un lotissement ouvrier à deux pas de la mer
c’était un beau jour de printemps je crois
mais je ne sais plus si on apercevait
avec autant de netteté qu’aujourd’hui
la côte en face et sa frange de pins
devant laquelle passent les cargos

de toute façon le paysage n’était pas mon souci
j’étais venu d’abord pour distribuer des tracts
on avait installé une ronéo dans le garage
elle tournait tard dans la nuit et le matin très tôt
on était aux portes des chantiers, de l’encre plein
les doigts, ça faisait ouvrier

aujourd’hui sûrement j’en aurais honte
tant c’était mal écrit
ces papiers enflammés

j’étais loin de penser
que ça pourrait finir
(passant du feu à l’eau)
par l’élégie suivante
qui, j’espère, ne paraîtra pas trop à l’eau de rose
car mieux vaut colmater bien vite
le sentiment qui fuit
fin d’élégie à saint-nazaire

Longtemps tu vécus pris comme un insecte
dans le faisceau d’un phare (celui au loin
de l’avenir radieux comme on disait)
ayant fait une croix sur les plaisirs bourgeois,
les gestes quotidiens, délaissant même
le babil des enfants qui commençaient à grandir

et forcément un jour il fallut bien voir la réalité en face:
le port en fournissait l’image
depuis longtemps on n’y part plus pour l’Amérique
et même les bacs, qui traversaient la Loire
à l’endroit où elle se confond avec l’océan,
nous donnant le frisson du grand large,
ont disparu, à peu près à la même époque que nos utopies

aujourd’hui tu essaies de comprendre
le sens de vivre ici
ou du moins tu l’inventes au gré des éclairages
qui changent à tout instant car on est en Bretagne

tu te dis que peut-être il suffit
de puiser dans l’ordinaire des jours
de quoi rincer ce qu’on appelle une âme
encore que ces poèmes prouveraient
que tu cherches autre chose
par exemple un alliage de mots pour dire
la beauté du paysage certains jours
où comme un bouclier l’estuaire allié au ciel
tend son argent

Ici les nuages sont souvent si pressés
que la ville fait l’effet d’une gare oubliée
où l’on n’a droit qu’au vent des trains

des chômeurs on en a sans doute plus qu’ailleurs
(je parle comme si j’étais en charge de la ville!)
beaucoup sont impuissants à aiguiller leurs vies
et plus que d’autres prennent la pluie
quand crèvent sans arrêt des nuages bas
fouettés par les vents d’ouest

j’en vois passer courbés sous l’averse et le poids
des sacs à provision, des misères
ils rentrent à pied de chez Leclerc
tout ça n’a rien de poétique
il n’y a pas là matière à éloge
ni de quoi faire une élégie
d’ailleurs ils n’en voudraient pas
préférant la télé pour s’émouvoir et pleurer
pour admirer des miniatures
— chacun sa poésie

Emporté par l’époque j’allais
écrire pour un peu:
finissons-en avec la question ouvrière
son grand souffle de forge
se perd dans les lointains

mais par la force des choses
je suis un poète engagé ici
où le fond de l’air est prolétaire
où les cloches qui sonnent sont des coups
lointains et métalliques là-bas vers les chantiers

Certes, aujourd’hui mes soirées
ne se passent plus en réunions

j’aime mieux rester dans le silence de mon bureau
même si sans doute je me sens un peu coupable
de ne passer mon temps qu’à cultiver des états d’âme
vaguement à l’écoute des rares bruits de la nuit
d’une corne de brume par exemple
lorsqu’un bateau quitte l’estuaire
et le refrain de son moteur lent
saluant de sourdes vibrations
les fondations de la maison
semble ausculter les profondeurs nocturnes.