Il y a de
Extrait
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Des journées à naviguer, à avancer comme si jamais on devait arrêter – les nuages, c’est pas le bon repère. Depuis le départ de l’arsenal, devoir se plier aux routines, aux exercices, ils s’enchaînaient, vite, aux appels et pas seulement pour faire aller un bâtiment de cette taille, en plus tout le temps: Parez le navire au combat, à louvoyer comme s’il fallait échapper à qui? à lancer la manœuvre, armer les tourelles, neutraliser un secteur pour définir des circuits de contournement et d’évacuation, varier le régime des moteurs, tester les matériels, simuler l’incendie ou la survenue d’une avarie. Vous devez acquérir des automatismes jusqu’à tant qu’il y ait plus à s’occuper de rien qu’à réagir comme si ça dépend de vous qu’on y passe ou pas, allez, à l’entraînement! On teste les réactions, on se presse, on chronomètre, on mollit pas, plus vite, plus vite!
On avait déballé, déployé les lances, préparé les chaloupes, armé les batteries, sorti n’importe quoi dans l’urgence, partout, sur le pont, aussi sec nous retomber dessus: Ce que c’est que ce foutoir que vous vous croyez où? Le navire impeccable, tout de suite. Ça se relâche. Nettoyer du matin au soir, et aussi la tenue, vérifier le pli du pantalon et la ganse, les manches, les coudes, lève les bras. Inspection sur inspection, à peine sortis d’une qu’ils annoncent la suivante: Garde-à-vous, sur trois rangs, présentez le paquetage, disposez devant vous l’ensemble des effets dans l’ordre conformément à leur disposition apprise durant l’instruction, remettre, déplier, replier. Toi, fais voir comment t’as en dessous dans le sac. Et tondus toutes les semaines. On a dit: Impeccables.
Sur le dos, les quartiers-maîtres, tellement, dis-toi, ils les ont fabriqués en série pour empoisonner la vie et nous on peut pas répondre, tatillons et grandes gueules, à enfiler un gant avant d’insinuer le doigt dans des recoins inaccessibles pour la saleté, que ça serait dommage que l’équipe de corvée elle ait pas pensé à l’enlever là parce qu’il va falloir qu’elle reprenne tout ça à zéro et que ça empêchera personne d’être puni. Normal non? À faire exécuter les corvées sur l’heure du mess qu’on mange froid, si on mange, nous tenir vent debout quand il tombe des cordes pour écouter le rappel des consignes et la flotte qui nous coulait dans le dos, eux planqués au fond de leur ciré, à énumérer les articles du règlement en s’appliquant, et, au cas où on n’aurait pas compris, faire répéter que le borné des bornés, à la fin, il récapitule les six cas d’urgence supposant l’état de préparation maximale des moyens destinés à l’évacuation rapide de l’unité en poursuite d’engagement aéronaval sous le feu adverse, et à tourner autour du type, bègue et trempé, à qui il en manque un, ou pas qu’il lui manque vraiment sauf que c’est pas comme ça qu’on dit, ou il l’a pas dans le bon ordre alors ça compte pas, tu recommences depuis le début, vas-y! et le bataillon, planté: Jusqu’à ce que ça te revienne. T’es pas sympa pour les autres. Réfléchis, on a tout notre temps, un peu d’air humide n’a jamais fait de mal à personne, et puis hein que t’es pas si con que tu veux bien t’en donner l’air, tu dois pouvoir retrouver, tu t’es assez foutu de la gueule des copains, tu peux arrêter? Avec un peu de bonne volonté, sûr que ça va te revenir, t’en seras le premier surpris. Hein que t’as pas besoin qu’on t’aide? Et quand ça avait duré, punis, collectivement.
Et leurs façons de vous arrêter n’importe quand, en train de faire autre chose, pour poser des questions, on n’y comprend rien de la manière qu’ils s’y prennent: Réponds! Et puis à chercher des histoires, sur le col qui est pas comme ça ou tes ongles, ils sont noirs, n’importe quoi. Il introduisent un coin de mouchoir derrière les tuyaux de vérifier qu’il y a pas de crasse ou à frotter leur semelle avec un linge blanc quand ils ont traversé un local: Oh, dégueulasse, regarde le chiffon! Il me le faut en plus soigneux, jusqu’à ce que je marche sans me salir, j’ai mes chaussures, dessous, elles aiment pas bien. Compris?
Y a besoin de nous où on va, chaque minute compte, c’est la guerre, pas question de mettre pied à terre. Le ravitaillement se fait en suivant le plan de navigation, tout est prêt qu’on saura jamais dans quelle rade on a relâché. L’escale, à peine la côte plus proche, au signal consignés dans les parties aveugles, depuis le début prévenus: C’est pas à vous de vous en occuper. Dès que l’avertisseur retentit, vous regagnez vos quartiers et vous bougez plus tant qu’on commande pas de regagner vos postes, vu? Un homme d’équipage en dehors du périmètre assigné sera remis aux services de la sécurité militaire pour enquête sous les chefs d’inculpation de rébellion, trahison ou espionnage, au choix. Si y en a des fois qui auraient pas saisi, je résume: C’est la cour martiale. Quand le remorqueur, escorté de vedettes, arrivait, avant qu’on l’identifie, on nous expédiait et plus personne ne voyait rien. Une équipe du port montait manœuvrer le vaisseau à notre place et on se dirigeait à petite vitesse vers l’accastillage où dès l’amarrage dans un secteur à l’écart, le ravitaillement était effectué par une équipe, on aurait dit autant ils criaient que des plaintes pendant qu’ils exécutaient les opérations de maintenance et d’approvisionnement, aucun contact avec eux. Plus vite! Sans arrêt au-dessus de nous, les flancs du navire heurtés, avec le bruit des grues, des chariots, ce qu’on roule et qui aurait couvert les bruits autour, ils remplissaient les soutes, de quoi poursuivre encore plus loin.
On va pas croire qu’il y en a eu qu’on est venu chercher et qui seraient plus là, rapport aux patrouilles qu’on entendait contrôler que personne bronche, des policiers du port, un passe-montagne sur le visage, ils faisaient irruption quelquefois dans un poste, embarquaient un matelot sans explication. Un quartier-maître passait derrière eux, rassurant: L’affaire de quelques heures, rien de grave, faut se tenir à carreau. Il la jouait copain: Tout ce qu’on vous demande, les gars, profitez-en, c’est de souffler un peu. Vingt-quatre heures pas plus tellement ils se remuent côté docks, à croire qu’ils ont hâte qu’on dégage, et on attendait dans les dortoirs, à récupérer comme on peut, jouer aux cartes, avec des commentaires sur la bouffe, ceux qui ronflent, qui empêchent de dormir. Un groupe veut pousser la chansonnette, ça va dégénérer. On reprenait la mer en suivant. À l’appel pour rejoindre le service, ceux qui tenaient un prétexte pour se précipiter à la poupe suivaient une ligne basse de terre qui reculait avec le remorqueur piquant dessus. Sans intérêt dit le sous-off qui les attendait avec des corvées qui les expédiaient du côté de l’étrave.
La destination est gardée secrète. Il y en aurait au courant mais ils peuvent pas le dire. Ils prennent un air entendu et ils la bouclent. Un jour après l’autre. Quelques paquets de mer, avec des lames qui chahutent, à croire son heure venue, renoncer: Ah, trop con de crever comme ça, traverser des bourrasques. À l’appel, après une nuit plié en deux, quand le vaisseau secoué par la queue de tempête a pas rétabli son assiette, le plancher oscille, va tenir la position quand t’as la ligne d’horizon qui penche entre les épaules du rang devant et le quartier-maître: Alors, suffit qu’on ait un peu de brise par travers et y en a qui s’autorisent à déposer sur leurs genoux le contenu de leur estomac? Les délicats, on va leur faire passer l’envie de sortir par en haut ce qui s’évacue par en bas, qu’ils laissent leurs saletés n’importe où. S’ils se mélangent les orifices, j’ai l’idée de ce qu’on va leur servir à la prochaine. Puisqu’ils savent pas garder ce qu’on leur confie pour qu’ils le mettent au chaud, on sait ce qu’il reste à faire: on vous fout à la diète dès qu’on annonce un peu de roulis jusqu’à tant qu’on soit à nouveau sur des flots de croisière pour seniors. Peut-être qu’à force d’avoir la dalle, ça vous apprendra à profiter. Alors, ceux qu’ont vomi hier, ils lèvent la main que je les repère et essayez pas de me mettre dedans, je retrouverai les gros malins qui espèrent passer à travers et ceux-là, je leur réserve une surprise. Alors? Plus haut la main! Ton nom? Matricule? Répète!
Un matin, respirer était difficile, les yeux chassieux, de partout comme un pollen qui roule sous le doigt quand on frotte la peau, une espèce de peluche qui fait tousser. Les cheveux poissaient, on reniflait, ça collait, ça fichait des démangeaisons, une poudre qui desséchait la gorge. L’équipage s’est mis aux lave-ponts et aux seaux. J’ai dû protéger l’équipement radio sous un linge enduit de paraffine et pareil au château avec leur matériel. Quand j’ai senti couler, l’infirmier a râlé: Encore un, parce que t’es pas le premier à saigner du nez. On se baladait du coton plein le pif, à chercher de l’air. Le ciel était complètement bouché, il paraît, de l’avant à pas distinguer le pavillon. C’est parti comme c’est venu mais on y a droit, encore, ça recommence. On s’y fait. À quoi on s’habitue pas? À ça comme au reste. Le remède, c’est d’attendre que ça soit fini.
Ici, pour se tenir au courant, ce que vous avez besoin, c’est le message diffusé par haut-parleur qui donne chaque soir l’état du front et un résumé des communiqués du gouvernement. Si vous en voulez plus sur les matchs de volley de l’équipe municipale et les confidences intimes des actrices, les courriers perso, votre famille, elle peut vous tenir au courant. Pas à l’Amirauté qu’on le demande, OK?
Les jours se ressemblent, sauf la température et des nuits d’équinoxe, on a fait un long voyage jusqu’à ce qu’on mette en panne, sans prévenir. On aurait pu redémarrer, mais non. On a fini par comprendre qu’on était rendus, immobiles dans un secteur de haute mer où on a très chaud.
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La maîtrise, elle en fait à sa tête, virer des dortoirs à trois heures du matin, vérification de l’état général de la literie, exiger le nettoyage des hublots un jour de grain, organiser des chaînes depuis la cale avec des caissettes de munitions à se passer d’un bout à l’autre du bâtiment et quand on les avait, les bras rompus, en pyramide sur un bout de pont, recommencer dans l’autre sens qu’on les remet où elles étaient que c’est là qu’elles font besoin et puis, enfin, rendu à la case départ, eux: Ça vous a plu les jeunes? C’est pas que ça vous serait venu d’y prendre votre pied et de trouver ça bon des fois? Si? C’est bien vu de votre part, vous savez, parce que maintenant que vous avez compris et que vous savez faire, eh bien juste pour le plaisir, on remet ça et cette fois, on vous aide, on vous donne le rythme. Ils commandaient la cadence au sifflet, en accélérant, on s’en apercevait à ce qu’on n’arrivait plus, ou c’est la fatigue qui le fait, le moyen de suivre? jusqu’à tant on en voyait s’effondrer à force de prendre et passer les poignées métalliques qui scient les doigts, le dos douloureux, tellement on doit en remuer et les autres surveillaient: Le premier qui dit un mot, au trou. On épargne son souffle, vous avez qu’à la fermer. À l’affût du premier qui échappe sa charge, tout de suite: Tu l’as fait exprès! Et le type, livide, prêt à tomber dans les pommes, le pied écrasé par un coin de la caisse, l’ongle éclaté, avec le sous-off à qui on la fait pas: Je vais te faire passer la douleur, c’est que de la complaisance, si tu crois qu’il suffit de se mutiler une phalange en espérant qu’on coupe au reste en laissant le boulot à l’équipage qu’il se débrouille… Expédié au mitard sous la ligne de flottaison, on peut pas s’y allonger complètement. T’auras le temps de te soigner les orteils. Les plus remuants, de ceux qui la ramènent en disant qu’ils supportent pas, toujours de ces justiciers qui s’inventent pour se faire repérer, ils le cherchent aussi, ce qui leur arrive, est-ce qu’ils ont pas fini le voyage? Pas d’officier sur le pont, seulement les sous-offs, et de ceux-là, pas de risque qu’on vienne à en manquer.
Ils se justifient: C’est pas de l’exercice ordinaire. On forme des marins au combat. Pour ça qu’ils sont là, qu’on nous les confie. Avec ce qu’on touche catégorie conscrit, on nous laisse pas le choix: faut bien les secouer un peu, les endurcir, les mettre à l’épreuve qu’ils connaissent leurs capacités et leurs limites. Le prix à payer. Jamais ça a quitté sa mère. Si on les prenait pas en main, ils se croiraient au lycée à jouer à cache-cache avec les pions. Ici, y a pas de place pour l’improvisation. C’est pas les mêmes conséquences. On s’en sortira qu’avec chacun dans son poste à faire ce qu’il doit: suivre les instructions. Développer des réflexes. Tenir. Dès qu’on demande quelque chose aux gamins, ah dis donc, c’est jamais le jour. Ils ont la gorge prise, la diarrhée, trop chaud, ou soif, un bobo, et en plus, pour pas lourd de préparation militaire qu’ils ont suivie, on sait comment, alors qu’on est bien placés, nous, pour voir que ça fait pas grand-chose et avec l’usage qu’ils en ont, ils pourraient arrêter de suite et nous les confier direct, on perdrait moins de temps, eux et nous. C’est pour leur bien. Les aguerrir tant qu’on a un peu de temps devant nous qui peut finir demain vu qu’en mer, tu sais jamais quoi, le prochain bateau t’aligne, t’as coulé que t’as pas compris. C’est pas quand on sera touché qu’ils vont se trouver des excuses avec de la migraine ou leurs ampoules. Encore pas mal qu’on a du répit pour continuer avant de se faire accrocher ou de se trouver au contact. Et pas des flèches, ces gosses, à croire qu’on les a triés spécial, la cuvée du patron, ce qu’ils avaient de plus tendre, on se l’est fait refiler. Ils ont dû les sélectionner en comptant les peluches qu’ils avaient dans leur chambre, ou je sais pas comment ils ont ramassé autant de bons fils qui savent pas refaire un lit. Sûr qu’ils ont dû se demander quoi en faire dans les garnisons. Se rendent pas compte que c’est terminé l’époque des consoles de jeu et l’entraînement qu’on sort un certificat médical quand on en a sa claque ou qu’il fait pas beau. Ceux qu’auront pas pris la peine de s’y mettre avant, ils seront les premiers à trinquer sauf qu’ils plombent tout le monde et que ça sera à cause d’eux qu’on tire une chance de plus d’y rester pour de bon. Nous non plus on fait pas ce qu’on veut. C’est pour eux, faut bien qu’ils comprennent.
La sirène, urgent, réveillés, ça tabassait, cognés contre les cloisons, rejoindre le pont pas fini de s’habiller, en sortant à reculer, la bouche, à peine ouverte, pleine d’eau salée. On dérapait dans la flotte qui traînait de travers, heurtés aux mâts, aux rambardes et on se rattrapait où on pouvait quand les cirés, devant, gesticulaient sans pouvoir s’arrêter, un gars tombé à la renverse, il s’est ouvert la nuque, ça pissait le sang délayé dans le grésil qu’on prenait dans la gueule, à rien voir, tout éteint, quelle heure c’est? Et la maîtrise qui gueulait après, de pas lâcher ça, nous fourre un morceau de filin pour avancer: Tu serres, tu remontes et tu suis, exercice aux filets, par là! Au bout du câble, l’échelle de coupée: On vous demande pas de dévisser. Vous vous accrochez jusqu’à tant d’arriver sur le pont supérieur, redescente par le filet et on dégage! Il finissait pas de hurler, le sous-off, au fur et à mesure que c’est le tour de s’engager sur le premier barreau. Allez, lâche la ficelle maintenant! Tirez derrière! Au suivant. Allez, vas-y, escalade! Crispé aux montants, les bottes du marin devant à hauteur des yeux, le temps qu’il se hisse, la semelle qui dérape et: Aïe, fais gaffe, tu m’écrabouilles. Il entend rien, dégager la main, je le tire par le pantalon, il braille: Arrête! Recule! Hein? Reviens d’un échelon! Il est con ou quoi? Je peux pas. Ça pousse derrière. À pas garder les yeux ouverts avec ce qu’on prend si on relève la tête et les antennes s’inclinent vers nous, on glisse, accroché aux barreaux. Qu’est-ce tu fous? Avance. L’autre en dessous me fout son poing à l’aveugle dans les mollets, si c’est que je lui écrase la tête ou seulement il veut que je monte: Comment je fais? Il grimpe pas, devant! Pas se retourner, la mer qui monte et le cul part en arrière, à se dire je lâche pas et le mec devant qu’on doit suivre, il vient d’avancer, il rate le barreau, il appuie du talon sur l’épaule, à vous décrocher, à son tour on gagne un degré pendant que le vaisseau s’incline dans l’autre sens et le barreau enfoncé dans la joue, le visage qui ruisselle, où il est? Son pied ripe, il cherche sa prise, me fout un coup sur l’oreille! Il veut me faire tomber, ou quoi? Dessous, encore des coups. Un degré de plus. Les sous-offs donnent des ordres, le porte-voix, on comprend rien avec la tempête, assez de mal à rester cramponné à l’échelle, un autre échelon, à la force des poignets, les bras raides, ça dégouline jusqu’aux coudes, les lèvres bouffées par le sel, elles saignent tellement tu mords, monter encore et la gîte, remué que tu retrouves plus de barreau, t’es rendu à quatre pattes sur la coursive et un gradé qui cogne en criant: Debout! Debout! et il frappe le dos, les cuisses, la tête avec un câble quand on réagit pas vite: Laisse la place! À peine redressé, enroulé sur une corde, un sous-off pousse sur le côté, la rambarde, un coup à passer par-dessus, c’est ça qu’il veut? C’est ça! Agrippe-toi au filet, tourne-toi, t’enjambes et tu redescends par là. On peut pas se tenir, les antennes repassées sur le ciel plongent et cramponné aux mailles, en surplomb dans le vide, avec un rouleau contre nous, on va tomber, qu’est-ce qui arrive? Ça! Un marin, pas qu’un, ils ont pas encaissé, tabassés par une lame, plusieurs ont lâché prise d’en haut, détachés par le choc et nous pas vraiment engagés, vautrés les uns sur les autres, basculés du bon côté qu’on essaie de se relever, la maîtrise a changé d’avis et nous repousse: Dégagez, dégagez, au sas, devant vous, restez pas là. On se grouille. En crabe, à genoux, vers l’abri, de pas voir ceux, de l’échelle ou du filet, partis à la renverse à l’étage dessous, roulés comme des ballots de linge, la tête de travers, et la vague qui les prend. Les sous-offs: Évacuation du pont! Immédiatement! C’est pas un spectacle! Refoulés vers nos quartiers. Allez-vous changer. Ça ira pour cette fois. Allez!
Une douche brûlante, du linge sec, un café, ensuite inspection et pas de question. Quelles pertes? Le genre d’exercice que vous pouvez compter sur nous qu’on vous le refasse. Quoi? Ceux qui ont fait un soleil? Ils se font bichonner à l’infirmerie, vous bilez pas pour eux, ils sont moins à plaindre que vous. C’est pas parce qu’on tombe d’un peu haut qu’on se tue à chaque fois. Mais non, personne est passé par-dessus bord, c’est que des histoires. Qui c’est qui vous raconte ces conneries? Les gars couchés sur le pont, ils ont été sonnés mais vous en faites pas, ça se retape. Ils se sont fait une vieille peur, estourbis, rien. Ouais, une ou deux jambes cassées, si vous voulez. Un matelot, ça a la tête dure. Vous en faites pas, on vous dit.
Et la fois qu’ils ont expédié le groupe avec les pompes, un exercice de vidange pour écoper, une cale noyée, ça éclaboussait de tous les côtés, ils avaient trouvé malin d’y rajouter une couche de mazout, comme une fuite qu’ils arrivaient plus à arrêter, le niveau montait sans arrêt, les gars ça a rempli leurs bottes, les machines calaient qu’ils pouvaient plus remettre en route, les tuyaux coincés sous la flotte avec, quand c’est à la ceinture qu’ils en avaient, affalés dans l’huile par la vague qui secouait le bâtiment, le sous-off qui perdait son calme: C’est pas normal, c’est pas normal, il quittait pas la sortie, prêt à dégager. Le piston amorçait pas, ils ont eu encore plus d’eau, la lumière a sauté et les torches, avec la gueule dans le goudron, le clapotis, les marins engagés à mi-corps, le chef à gueuler: Tout le monde dehors! S’extraire du fioul, l’eau qui montait aux épaules pour rallier la lampe du quartier-maître, disjoncté, plus rien, ils sont remontés on sait pas comment, sans laisser personne, un miracle que pas un est resté derrière le sas.
Un gars qui nettoie dans mon secteur, il se colle à la porte de ma cabine, quand il est seul, c’est lui qui m’apprend, complètement agité, sans ça au courant de rien, coincé devant la radio dans ma cambuse. Faut que t’avertisses l’amiral, le gouvernement, n’importe qui, comment ils traitent l’équipage sur ce rafiot. Y a que toi qui peux le faire. Je te jure, c’est notre mort qu’ils veulent. Tu dois prévenir là bas, qu’ils nous laissent pas crever. Un agent provocateur.