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Christian | GODIN

L’humanité n’est pas immortelle. Mais cette mort, assassinat ou suicide, nous continuons à tort de la penser sur le mode catastrophique. La Fin de l’humanité montre pourquoi l’apocalypse n’est pas notre destin le plus probable, pourquoi notre destin le plus probable qui pourrait survenir d’ici trois ou quatre siècles — c’est-à- dire demain, à l’échelle de l’Histoire – est l’extinction pure et simple par désintérêt de soi, par désinvestissement de soi. Les prophètes et crieurs d’apocalypse qui brandissaient il y a trente ans les foudres de la surpopulation se seront massivement et frontalement trompés. L’humanité vieillit et elle s’acheminera doucement vers la mort, parce qu’elle n’aura plus la volonté de continuer, tout simplement.
Cet essai philosophique, qui traite de questions que les philosophes négligent presque toujours (comme si l’existence de l’humanité allait de soi !) et qui sont presque toujours biaisées à cause des préjugés et a priori idéologiques, ne milite pour aucune cause. Le processus enclenché est irréversible et il concerne désormais lhumanité tout entière. Tel est le destin terminal de l’homme.

Revue de presse

La fin de l’humanité
Extrait de presse

LE CANARD ENCHAINE
(16 juillet 2003)
APRÈS NOUS, RIEN

D’ABORD on n’en croit pas ses yeux. On saute à la conclusion, on feuillette, et on finit par s’en assurer: le philosophe Christian Godin, entre autres coauteur avec Jacques Testart d’un passionnant petit bouquin (Au hasard du vivant, Seuil, 2001), en est réellement persuadé : à très court terme, trois ou quatre siècles au plus, l’humanité est appelée à disparaître ; et la raison majeure de cette extinction définitive n’est pas, comme on pourrait le croire, l’explosion démographique, la pollution ou le réchauffement de la planète, mais l’effondrement de la natalité. Rien à voir, ici, avec les prédictions d’un Pierre Chaunu sur la fin de l’Europe blanche submergée par les peuples de couleur: c’est, dit Godin, l’espèce humaine tout entière qui s’achemine vers sa propre disparition. Pourquoi ? Parce que après les pays occidentaux, dont le taux de fécondité est descendu au-dessous du taux de renouvellement des générations, lequel est de 2,1 enfants par couple (aujourd’hui l’Espagne est à 1,22, l’Italie à 1,25, l’Allemagne à 1,34, etc.), c’est maintenant le tour des pays du Sud. Certes il y a des exceptions (d’ici cinquante ans, l’Ouganda va passer de 24 à 101 millions d’habitants), et à la fin du siècle 11 milliards d’humains s’entasseront sur la planète, mais le mouvement est lancé, il est inexorable, et il débouchera sur un monde tellement peu peuplé, uniformisé et appauvri génétiquement que les survivants seront une proie désignée pour les virus… A cette extinction selon lui en cours, Godin identifie plusieurs causes. La mondialisation, qui propage partout le même modèle malthusianiste. La technique, qui tend à rendre l’homme superflu. Le nihilisme ambiant. La marchandisation généralisée :  » Un monde totalement gouverné par la production économique et la consommation est un monde qui ferme son temps et son espace aux générations futures. Il convient de prendre à la lettre le dicton selon lequel les enfants sont la richesse des pauvres, pour en considérer l’envers : les riches n’ont plus besoin de cette richesse de pauvres que représentent les enfants.  » Ces riches sont minoritaires ? Certes, mais  » les discours et les images massivement distribués de par le monde viennent d’eux et diffusent leurs normes et leurs valeurs « . Ne se contentant pas d’extrapoler des courbes, l’auteur se livre à un minutieux décryptage des signes accompagnateurs de cette extinction, d’où une foultitude d’aperçus originaux: dans la vogue actuelle de l’incinération, par exemple, il voit un équivoque désir de  » disparaître sans laisser de traces « . Dans le clonage reproductif il devine une compulsion de répétition, laquelle est l’autre nom de l’instinct de mort. Il étudie de près les délires de ces écologistes déviants qui rêvent d’une Gaïa débarrassée des humains. Il discerne dans le modèle dominant une haine de soi. généralisée paradoxalement accompagnée d’un narcissisme exacerbé, une éviction de la femme, une pédophobie galopante…  » Avoir un, enfant c’est se lier durablement. Or ceci est devenu proprement insupportable pour un nombre croissant d’individus qui ne conçoivent plus leurs relations que sur le mode de contrats ponctuels et transitoires — à la manière de ceux que l’on peut avoir avec un fournisseur de matériel électrique « … De tous ces signes avant-coureurs, le bon docteur Godin tire son diagnostic funèbre :  » L’humanité est en train de perdre collectivement, universellement, le désir de vivre.  » Peut-être bien, mais pourquoi tant de fatalisme ? Accablé, le lecteur n’a qu’une issue: continuer à se dorer au soleil, et reprendre une bière…

Jean-Luc PORQUET

Fin de l'Humanité (La) (Christian Godin – 2003)

(Préface de François Dagognet)

Le Prologue justifie l’entreprise en la plaçant dans une perspective critique à l’égard des courants qui, depuis trente ans, semblent dominer la pensée contemporaine. L’Idée de Totalité a été victime d’un double et radical soupçon: idée vide d’une part, idée métaphysique par excellence; idée dangereuse, d’autre part, comme le montre assez le totalitarisme. Le projet d’une totologie qui serait philosophie positive de la totalité est double: d’abord en finir avec une certaine paresse du fragment et de l’inachevé où se sont complu tant de pensées actuelles; ensuite lever la double hypothèque métaphysique et totalitaire en montrant que l’idée de totalité est nécessaire aussi bien au projet scientifique qu’à la réalisation de l’universel humain, dans l’histoire.

Lire la préface de François Dagognet

Prologue
Pour une philosophie de la Totalité
La préface de François Dagognet</div>
Les livres de philosophie actuellement s’accumulent. Il faudrait s’en réjouir, s’ils ne se ressemblaient pas. Mais ils ne sortent pas assez d’un cadre ou d’un espace convenu qui, à leur insu, les détermine ou du moins les oriente.
Le texte de Christian Godin — d’une audace sans pareille, avec une belle et rare violence — brise ce carcan.
Sur des bases neuves — celles de notre monde, traversé par une technique mondialisée, animé par une science en perpétuel dépassement, fêté par un art qui brise ses limites — sera réactualisée une philosophie d’inspiration hégélienne.
Mais insistons d’abord sur les rejets qui donnent tant de feu à ce texte programmatique :
Les philosophies de notre temps ont perdu ou refusé la totalité qui seule pourtant donne sens. Elles ont descendu en conséquence une pente nihiliste qui conduit au fragment, à la différence, au singulier, à la marge, parfois même au presque rien. Elles ont craint l’immense qu’il est facile de tenir pour creux ou de rendre équivalent à l’une de ces généralités qui ne contiendraient que du vague.
Corrélativement, elles ont rejeté le système et lui ont préféré l’aphorisme ou les miettes ou le particulier. Il s’ensuit l’afflux des préfixes quisignent la brisure (les dis-, les dif-, les dé-, à la place des syn- et des con-, indicateurs de la conspiration et des liens avec l’ensemble).
Christian Godin fulmine. Il s’en étonne d’autant plus que notre monde aurait dû inspirer l’élan contraire, puisque, partout, la totalité s’y manifeste. Mais pourquoi ce retrait d’un réel que, parfois, on feint de retrouver, alors que le philosophe s’en est éloigné ? Retenons une des nombreuses explications que le texte analyse : la totalité a été confondue avec  » le totalitarisme », bien que celui-ci soit plutôt son opposé, puisque, avec lui, il s’agit de la tyrannie d’une partie qui brise le tout et abîme la communauté. On a encore rapproché la totalité du syncrétisme qui fond les éléments et donc les méconnaît, ou encore il s’agit d’une vue globalisante qui nous mène là où, sans doute,  » toutes les vaches sont noires » ; pire encore, on a vu en ce projet une sorte d’illuminisme de type swedenborgien, non critique et transcendant ce qu’il prétend assumer.
Les philosophies les plus classiques sont également récusées et justement illégitimées : elles nous conduisent d’ailleurs dans l’impasse où s’attardent nos modernes.
Ni Descartes ni Kant ne résistent à la tempête qui secoue la philosophie. L » ego » cartésien participe à la  » détotalisation », le cogito naissant de la séparation d’avec le monde ; il s’emploiera à en reconstruire un, assurément, mais appauvri, fictif et trop soumis à la subjectivité qui en décide. Pour les mêmes raisons est récusé le transcendantalisme kantien, ainsi que tous ceux qui ne s’inquiètent que de la recherche des fondements (ou encore des origines). Le philosophe est invité, tout au contraire, à vivre l’émergence et le déploiement du contenu, au lieu de s’attarder sur les préalables ou les conditions de possibilité, d’autant que ces recherches le reconduisent vers la pure pensée. Retenons plutôt la formule selon laquelle  » c’est le pensé qui fait la pensée » (et non l’inverse).
Enfin, ces philosophies, en dépit de leur point de départ audacieux (elles sont décidées à s’inspirer de principes premiers et fondateurs), aboutissent au pire, c’est-à-dire à limiter la connaissance et à l’enfermer dans un champ qu’elles ne sauraient quitter.
Les philosophies du langage ne sont pas épargnées, arguments à l’appui. Pour ceux qui soutiennent que  » l’être est le langage », ils sont pris dans un piège, car ils retombent assez vite dans les mailles de l’idéalisme le plus classique, avec cette nuance que notre monde est encore plus volatilisé. L’hermétisme s’en suivra inévitablement : le penseur s’enfermera dans la forêt des mots (ou des idiotismes) afin de combler le vide, à moins qu’il ne préfère un formalisme de type séméiologique ou encore des débordements herméneutiques sans fin.

Mais quelle est la moisson, une fois l’ivraie écartée? Nous tenons, en effet, à rassurer le lecteur: il ne risque pas de stationner dans le « négatif ». Qu’il s’attende désormais à la joie que seule délivre l’architectonique. Avec une philosophie de la totalité, nous sommes assurés que la récolte ne décevra pas.
De ce travail herculéen, nous retiendrons au moins trois grandes prouesses : la première consiste à nous procurer l’exhaustion. Rien ne manquera, par principe : ni les premières totalités qui relèvent de l’imaginaire et engrangent le symbolique, ni les images et les mots qui ont orchestré la totalité, ni les totalités empiriques et partant manquées (au rang desquelles il faut compter le projet encyclopédique – une encyclopédie qui n’en finira pas de devoir se compléter et de prévoir des ajouts ou compléments), ni les globalisantes, comme la religion qui rentre dans ce cadre (car le globalisme n’est pas tout à fait la totalité, laquelle ne procède que par concepts), ni même les multiples tentatives de détotalisation car Christian Godin les fait rentrer dans son Arche de Noé, ni même les asystématiques qui s’avèrent, à leur tour et à leur insu, d’intrépides systématiciens, ni les totalités en cours, ni les totalités de type oriental, etc.
Bref, nous sommes mis en présence d’un ensemble torrentiel, qui donne au philosophe-lecteur la joie, celle que procure un tout, débordant mais contrôlé.
Seconde prouesse : la totalité définit l’âme même de la philosophie qui se reconnaît en elle. Mais cette totalité ne se caractérise pas comme un bloc : en elle scintillent des différences comme des parties. Il importe de concevoir que, hors du tout, il n’y a d’ailleurs pas de parties ; celles-ci n’existent que par et en lui. En conséquence, Christian Godin — en vue de constituer sa philosophie de la totalité des totalités — se doit de répartir les totalités nécessairement séparées et repérées. La totalité ne peut pas être une ou monolithique.
Les systèmes qui ont réfléchi différemment la totalité sont d’abord représentifiés et surtout regroupés selon une partition originale, puisque sont rapprochés ceux qu’on aurait pu croire éloignés et, inversement, sont disjoints ceux qu’on jugeait proches. Ici, nous bénéficions d’une distribution qui relève d’une philosophie au second degré. Quatre groupes ont été envisagés : les philosophies de la totalité actuelle, celles de la totalité impossible, celle de la totalité refusée et celles de la totalité potentielle. Travaillons, en conséquence, à revoir nos grilles, déclassons et reclassons!
Enfin et surtout nous avons quitté l’histoire de la philosophie traditionnelle, l’historiographique, la doxographique ou encore la triste (bien que parfois savante) monographique. Nous sommes invités à penser « une philosophie des philosophies ». Nietzsche rejoint audacieusement Leibniz, et nous l’acceptons, tant il importe de revoir « les parentés » et les proximités. La discussion topographiante des systèmes reste d’ailleurs ouverte : nous en profitons pour nous interroger sur la place d’Auguste Comte que nous aurions situé ailleurs.
Troisième prouesse et non la moindre — la science, l’art et l’histoire définissent la cohorte des totalités réalisées, chacune avec sa spécificité. Mais l’art peut tolérer l’inachevé ou même ne nous offrir que des ruines, voire supporter une mutilation, telle celle d’une statue à laquelle manquerait la tête. Cette absence ou cette sorte de lacune ne nuit pas à l’oeuvre (en somme, si la partie renvoie toujours à la totalité — la pars totalis —, la totalité peut, par sa puissance, se dispenser de telle ou telle partie).
La science, elle aussi, même lorsqu’elle semble se borner à un fragment ou entrer dans le minuscule (l’aile d’un papillon, la poussière, les seules traces), se lie encore et plus que jamais à la totalité dans laquelle nous entrons alors par « la porte étroite ».
La totalité équivaut au rationnel qu’il ne faut ni craindre ni diminuer, puisque avec lui et avec lui seul, se réconcilient le concept et le réel.

Projet titanesque ou pharaonique, glissera le sceptique, trop content d’entraver un teldéploiement. Mais, si on l’empêche ou le nie, il faut en accepter les conséquences, notamment la mort de la philosophie, parce qu’elle consiste justement en cette assomption (herculéenne) qui ne laisse rien en dehors d’elle et qui entend appréhender le réel en son entier.Pourquoi s’en tenir à ce qui est cassé, isolé, morcelé? Nous craignons trop que ceux qui perdent le monde, à force de le rétrécir ou de le borner, ne soient conduits dans les impasses de la subjectivité — l’enfer qui attend ceux qui ont refusé la voie royale qui nous porte sur les sommets, là où tout peut se découvrir et où rien n’est exclu. Nous avons tenu à indiquer au lecteur quelques repères, le chemin à emprunter pour entrer dans cette immensité qui nous sauve des théories souvent trop repliées ou trop réduites.
A la manière de saint Jean-Baptiste, nous annonçons la nouvelle d’une OEuvre inhabituelle, d’une étonnante vigueur et dont la vastitude n’est pas le moindre mérite.


Revue de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée dutout est assimillée au totalitatime de la pemée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hôlderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il nexiste au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Gaudin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, disséminatiom déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Gaudin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Gaudin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, reéertorie tour ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, , plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne,kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie…Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tou t est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Eesprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affi chée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés..
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi

Ce volume, le dernier, étudie les différentes figures de la Totalité dans l’histoire, depuis les premiers empires jusqu’à l’actuelle mondialisation. Il montre que c’est par toute une série de méprises théoriques et politiques que le totalitarisme a fini par imposer sa forme tragique à la totalité même. Il s’achève par l’espoir que la présente mondialisation, figure concrète de la totalité humaine en voie d’autoréalisation, ne perdra pas le sens de l’universel, car c’est dans cette synthèse seule que la Totalité rêvée par la religion, pensée par la philosophie, connue par la science, représentée par l’art, peut véritablement se réaliser.

Ce cinquième volume montre, à travers les différents champs de la connaissance scientifique, comment l’idée de totalité possède un sens heuristique, de recherche, et téléologique, d’objectif à atteindre. Ce livre va par conséquent à l’encontre d’une représentation dominante, aujourd’hui, d’une science vouée à l’inachèvement et à la parcellisation. Il montre par là même à quel point est erronée l’idée d’une totalité qui ne serait bonne que pour la métaphysique.

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quatrième section
livreII
LES SCIENCES

Entrée
La science avec la totalité 5

I. LES CATÉGORIES 11

1. La totalisation 12

A) l’unité 12
a. la science universelle 13
a) l’unité de l’esprit 16
b) l’unité du langage 20
g) l’unité du réel 24
b. l’unification 32
a) synthèse ou hégémonie 34
b) les associations interscientifiques 41
g) la logique et la systématisation cognitive 50
B) Le holisme 56
a. Le holisme méthodologique 57
b. Le holisme ontologique 62
C) L’induction 70
D) L’implication totale 75
a. La théorie 75
b. La réversibilité du microscopique et du macroscopique 79
E) L’achèvement 84

2. La détotalisation 90

A) Savoir et connaissance 92
B) La distinction scientifique 100
a. L’analyse 103
b. La spécialisation 112
c. Les principes du partage des sciences 116
C) L’irréductible hétérogénéité du réel 125
a. L’irréductible hétérogénéité des domaines de réalité 129
b. L’irréductible hétérogénéité des échelles de réalité 136
D) L’inachèvement 143
a. Le provisoire 147
b. L’incomplétude 151

conclusion:
La totalité malgré tout: la fourmi, l’abeille et l’araignée 161

II. LES SCIENCES LOGICO-MAHÉMATIQUES 171

1. Le holisme mathématique 174

A) Le primat du tout 175
B) La notion de système complet: l’axiomatique 181
C) La sémantique de la totalité 186

2. La conquête de la totalité 190

A) La raison totalisante 190
a. L’induction mathématique 191
b. L’exhaustion et l’exhaustivité 193
B) L’élargissement conceptuel 194
a. L’universalisation de l’objet 199
b. L’extension vers la singularité 209

3. La totalisation de l’infini 212

4. L’unité des mathématiques 224

A) Dispersion et (ré)unification 227
B) Les opérateurs d’unité 233

5. Paradoxes et incomplétude 237

A) Les paradoxes 238
B) L’incomplétude 246

III. LES SCIENCES DE LA RÉALITÉ PHYSIQUE 257

1. La science de l’univers 259

A) Le statut de la cosmologie 263
a. De la métaphysique à la physique: du cosmos à l’univers 263
b. Au-delà des limites prescrites de la connaissance 269
B) L’objet de la cosmologie 274
a. Totalité dans l’espace 275
b. Totalité dans le temps 277
C) Unité et horizons 287
a. L’unité de l’Univers et sa singularité 290
b. Un système ou un système de systèmes 296
c. Horizons et autres univers 302

2. Les sciences de la matiÈre 311

A) De l’Un à l’unification 313
a. Dialectique de l’un et du multiple 313
b. L’union des théories 323
B) L’unité du réel 334
a. Singularités classiques, systèmes aujourd’hui 335
b. Sur la terre comme au ciel 336
c. Répertoire et classification 339
d. La symétrie 341
e. Les invariants 343
f. La matière-énergie 344
g. Du microscopique au macroscopique 346
h. La non-séparabilité 348
i. De l’élémentaire au cosmique: les voies de l’extrapolation 352
C) Les irréductibilités d’échelle et de plan 354
a. L’asymétrie 354
b. Aller simple 356
c. L’indéterminisme 364
conclusion: l’outrepassement métaphysique 367

3. Les sciences de la terre 377

A) Des sciences holistiques 378
a. Unité et singularité de la Terre 382
b. Sous bénéfice d’inventaire 389
c. La dialectique de la totalisation et de la spécialisation 391
d. Un tout dans la totalité 394
B) La géologie 399
a. Le système de la science géologique 400
b. Le système de la réalité géologique 405
C) La géographie 409
a. À la conquête de la Terre 410
b. La géographie entre deux touts: la nature et l’homme 412
c. Science du tout et science de l’espace différencié 415

4. Les sciences du vivant 420

A) L’unité de la vie 426
a. L’unité du vivant 427
b. L’unité des vivants 437
B) Le catalogue de la vie 450
a. L’inventaire 451
b. Le système 458
C) Les trois dialectiques 466
a. Mécanicisme et organicisme 467
b. Tout et partie 475
c. Holisme et réductionnisme 495
D) L’écologie 516
a. L’économie de la nature 520
b. Le système de la nature 530
c. De l’écologie à l’écologisme 545
E) La vie de l’univers 555
a. L’univers vivant 556
b. La vie-univers 561

Conclusion: l’impérialisme biologique 565

IV. LES SCIENCES DE LA RÉALITÉ HUMAINE 577

1. Les généralités 579

A) La dialectique de la totalisation et de la détotalisation 580
B) L’unité des sciences de la réalité humaine 585
a. L’unité négative 586
b. L’unité positive 591
C) Les holismes 602
a. Holisme et anti-holisme 604
b. Les conceptions holistiques 617
D) L’impossible totalisation 627

2. Les champs 635

A) La psychologie 635
a. L’unité de l’homme 636
b. Psychologie ou psychologies 642
c. La conception holiste du comportement 644
d. Le moi disséminé 666
e. L’individuel et le collectif 669
a) Le passage de l’individuel au collectif 670
b) Psychologie sociale et psychologie collective 673
g) L’individu et l’histoire 675
B) La linguistique 678
Introduction: singularité et universalité de la langue 678
a. Le point de vue de la totalité 680
a) La totalité extensive: l’exhaustivité 681
b) La totalité intensive: le système 683
b. Multiplicité et unité des langues 697
Conclusion: la linguistique comme modèle 706
C) La sociologie 708
a. Le tout social 710
a) Le modèle organiciste 711
b) Le modèle systémique 719
g) L’individuel et le collectif 725
d) La porte et le pont 733
b. Généralités et spécialités 736
a) Compréhension et explication 736
b) Typologie et évolution 738
g) Analyse et synthèse 740
d) Holisme et individualisme 743
c. Une totalité disassociative 754
a) Les forces de la division 756
b) La multiplicité des plans 761
g) La (ré)intégration 764
D) L’anthropologie 769
a. Le tout culturel 771
b. Le fait social total 783
c. Exhaustivité et universalité 798
E) L’économie 811
a. Le holisme économique 812
a) Méthodologie 813
b) Les deux totalités économiques 820
g) L’histoire 826
b. Microéconomie et macroéconomie 829
a) Définitions 829
b) Irréductibilités 832
g) Pensées de synthèse 835
c. Détotalisation 838
a) La maison 840
b) L’homme réduit 842
g) La nature oubliée 848
d. L’impérialisme économique 850
e. L’inachèvement économique 856
a) L’incomplétude des données 858
b) La béance du temps présent 860
F) L’histoire 862
a. La conquête de l’universel 863
a) L’espace du monde 864
b) Le temps de l’histoire 869
g) La totalité de l’existence 870
b. L’histoire et les autres sciences 876
c. La fourmi et l’araignée 880
a) De la métaphysique à la synthèse de l’histoire universelle 880
b) Le holisme 891
g) La résurrection intégrale du passé 904
d. Les limites de l’universel et de la totalisation 912
a) L’histoire partielle/partiale 915
b) L’histoire manquante 918
g) L’histoire plurielle 920
d) L’histoire inachevée 922

CONCLUSION

Le passage à l’histoire 927

Bibliographie 929
Index général 947
Table des illustrations 948
Table des matières 950

Lire Ph. Petit dans Marianne et R.P. Droit dans le Monde sur la Totalité

Philippe Petit, dans Marianne, le 5 mars 2001.
GODIN L’HOMME
QUI REVAIT D’ETRE TOUT

C’est un projet démesurément ambitieux qu a entrepris ce Victor Hugo de la philosophie. Car Christian Godin, à l’image de Léonard de Vinci, caresse l’espoir d’avoir des « clartés de tout », et rêve de toucher du doigt l’homme universel.
Par Philippe Petit. Illustrations: René Botti

La philosophie est-elle tendance? Au train où vont les choses, la question finira bien par se poser, Les discoureurs au placard. Place à l’émotion. Les systèmes, on a vu où cela nous menait. Le rationalisme dominateur a vécu, le savoir total est un fantasme, place à la spécialisation, aux disciplines, aux discours étanches, à la littérature intime, à l’expérience plurielle. Inutile de vouloir recoller les morceaux, la société est éclatée, le territoire fragmenté, les individus sont déjantés, les hommes et les femmes ne se causent plus, finie l’unité, adieu la solidarité, l’heure est à la flexibilité, à la différence, au chacun pour soi, au culte du moi. La connaissance s’éparpille, le savoir se disperse, la culture se dissémine, les réseaux se constituent. Chacun son site, et après moi le déluge. Il n’y a plus personne pour se recueillir sur le tombeau des intellectuels, l’histoire balbutie, les États se démembrent, la culture ethnique est de retour, le particularisme vaincra. Stop.

Il y a au moins en France un penseur qui étouffe, qui n’en peut plus, fulmine dans son coin, et refuse cet état de choses. Il s’appelle Christian Godin, Il a 51 ans. C’est un autodidacte. Enfin, pas tout à fait. En tout cas, un électron libre. Sans maître. Un solitaire qui écrit de temps en temps dans Marianne sur Kant, Schumpeter, Sartre. C’est un universitaire qui lit les journaux, enseigne la philosophie depuis peu à Clermont-Ferrand, vit à Saint-Maur, en banlieue parisienne, dans un modeste pavillon, à deux pas de chez ses parents. C’est un fou, une sorte de Victor Hugo de la philosophie, un peu paysan, un peu sorcier, une force qui va, qui a décidé un jour de se mesurer à son époque, de ne pas l’écouter, et de refuser son diktat, ses appels à l’émiettement, à l’éparpillement, à la singularité diffuse, au repliement, au renoncement. Il a décidé, tout seul, il y a vingt-cinq ans, d’écrire une encyclopédie philosophique, de « parler de tout », et de reconstituer toutes les figures possibles de la Totalité depuis l’aube des temps jusqu’à nos jours. Un travail total. Une vue d’ensemble. Dans l’espoir, comme disait Molière, d’avoir des « clartés de tout ». Je dis bien de tout: philosophie, politique, art, littérature, sciences, histoire, religion, mythologies, et. Tout sur tout, y compris sur ceux qui cherchent à ruiner par leurs anathèmes ou réfutations savantes l’idée même de totalité, de savoir absolu, ou d’unité possible entre le cosmos, la société, et l’existence individuelle. Et Dieu sait s’ils sont nombreux, les philosophes, ou les scientifiques (surtout des logiciens) de la totalité refusée, de la totalité vaine et impossible: Pascal, Bertrand Russell, Jacques Lacan, Louis Althusser, Jacques Derrida, etc. Et puis, on ne le sait que trop, la Totalité, comme horizon de pensée, comme désir de compréhension, comme possibilité de réconcilier le concept et le réel, a mauvaise presse, Confondue qu’elle est avec « le totalitarisme », écrasée par la puissance de frappe de tous les anti-hégéliens, anéantie par la psychanalyse, le nietzschéisme français, le courant déconstructionniste, l’antiuniversalisme dominant, elle semblait s’être retirée à jamais, depuis Sartre, dans les couloirs de la mort. Or voilà qu’elle refait surface en huit volumes (3 000 pages!), et que, sans lever le doute sur tous les soupçons qui pesaient sur elle, elle parvient à se rendre utile, nécessaire même, en ces temps de célébration de la différence et de tranquille pluralisme.

Christian Godin est un reconstructeur. Un refondateur. Mais il ne s’enferme pas dans les principes. Il les multiplie. Il traque la multiplicité derrière l’apparente unité de la pensée, il s’accroche à son sujet comme un forcené, et, avant de se lancer, s’explique dans un long prologue. Pourquoi tant de haine contre la totalité, pourquoi tant de méfiance, se demande-t-il? Bien sûr, la totalité de la connaissance est un leurre, et nul homme ne parviendra jamais à connaître tout, mais il n’est pas possible de s’en passer. Même ceux qui la contestent savent la totalité de la connaissance impossible, reconnaissent la nécessité de cet impossible. L’art de Picasso n’est-il pas une totalité réalisée? La connaissance ne s’inscrit-elle pas sur fond d’unité? « Il est difficile de prétendre que, par principe, notre esprit éprouve spontanément qu’il est fait pour l’unité […], mais il est tout aussi difficile de penser que le désir d’intelligibilité pourrait se passer de l’idée du Un », remarque le physicien Etienne Klein (1). Qu’est-ce qui rapproche une étoile, un nuage, un flocon de neige? Rien, en apparence. Et pourtant, « quand bien même la multiplicité du monde serait irréductible, l’unité a incontestablement à voir avec la façon dont nos idées se polarisent et se structurent ». Que serait l’unité du genre humain sans cela? Que serait la longue histoire des hommes? Il n’est pas vrai que tous les discours sont incommensurables les uns par rapport aux autres et qu’il faille rejeter d’emblée l’idée de système, adopter le point de vue de la partie contre le tout.

Une parcelle de terre ne sera jamais la totalité de la parcelle, il faudrait pour cela étudier la totalité du tout. « Contre la totalité, on a fait feu de tout bois et flèche sur tout », s’indigne Godin. Contre la totalité on a invoqué tous les désordres: « Ceux de l’univers physique (l’indétermination quantique), ceux de l’histoire (Auschwitz), ceux de l’être humain (l’inconscient). » Dans un livre paru en 1984, le philosophe Jean-François Lyotard date du milieu du XXe siècle la fin de « l’unité totalisante », de « l’universalité » qui désormais, selon lui, fait défaut à la pensée. L’essayiste Pascal Bruckner renchérit en 1994. « Il faut renoncer, écrit-il, au rêve de l’homme universel que caressait la Renaissance » (2).Tout se passe comme si on avait voulu substituer au déterminisme l’indéterminisme, au sens de l’histoire, l’aléatoire et le chaos. A quelles fins? Et pourquoi tant de manichéisme? Le capitalisme sauvage en Russie vaut-il mieux que le communisme? Il a fallu convaincre l’opinion que l’histoire marquait une pause, et que, après les totalitarismes, il ne pouvait y avoir de place que pour la douce discontinuité du temps qui passe, que le bonheur démocratique était enfin arrivé. Le charme discret de la marchandise se devait d’effacer le tragique de l’histoire et démasquer les profondes inégalités qui se creusaient entre les affamés, les réfugiés, les victimes, et nous. Il fallait non seulement renoncer à la « maîtrise » de notre destin, mais aussi à sa compréhension, et saluer ce nouveau désordre comme une libération par rapport aux errements du siècle que la raison avait pourtant réussi à stopper.
Il est étrange de se repasser le film à l’envers. Que de chemin parcouru.
Au prétexte que le vieil Hegel avait dit que « le vrai est tout », d’aucuns se sont persuadés qu’il était impossible de combiner à la fois la raison et l’expérience vécue, qu’il était inutile de chercher à comprendre le développement de l’expérience historique (3). Haro sur la dialectique. Ce qui fédère la pensée contemporaine, selon Godin, par-delà sa variété et ses oppositions, c’est son constant « refoulement de Hegel ». Hegel est l’homme à abattre, l’ennemi numéro un de ceux que l’on a appelés « les nouveaux philosophes » (André Glucksmann surtout). Plus jamais ça. Il ne faut pas s’étonner aujourd’hui que Napoléon passionne les lecteurs. La France est sortie de l’histoire. Mais il y eut pire. Plus sournois encore que cet acharnement contre Hegel, il y eut la haine de la Raison. Au prétexte que Adorno, le principal représentant de l’école de Francfort, avait dit en 1944, « le tout est le non-vrai », « la raison est totalitaire », on se persuada qu’elle l’était. « Sur les camps de la mort, la raison planait comme une immense chauve-souris. Le savoir absolu partait en fumée », écrit Godin. Désormais, tout ce qui englobe exclut. On convoque la mémoire des camps pour mieux se retrancher du présent. On se méfie de la cohésion. On préfère la dispersion. On rend la Révolution française et Rousseau responsables du Goulag. Que désire-t-on? Que l’homme s’absente de l’histoire pour mieux contempler son cours, qu’il ne soit plus convoqué à servir, mais seulement à se soumettre aux puissances hégémoniques qui le dépassent. C’est ainsi que, sous les décombres de la Raison, et dans les marges de la société, émergea, sous le nom d’exclusion, de sans-abri, de sans-domicile fixe, de réfugiés sans-patrie, tout ce que ladite raison avait laissé choir. Le siècle s’achevait dans la débâcle. La politique pouvait renaître à Porto Alegre.

Ce contresens sur le totalitarisme est une des origines du livre de Christian Godin. Ce n’est pas un hasard si le philosophe Enzo Traverso écrit dans la présentation de son récent recueil consacré au totalitarisme que celui-ci est un concept abstrait, tandis que la réalité historique est une « totalité concrète », mouvante et plurielle (4). C’est justement ce que veut dire Godin lorsqu’il parle de la totalisation historique et oppose le totalitarisme (totalisation intensive) à la mondialisation (totalisation extensive). L’histoire est processus. Le cauchemar avorté du totalitarisme fut, selon Godin, beaucoup plus une soif aveugle d’absolu que de totalité. La pratique totalitaire est épuratrice. Elle est un pur déni de l’universel. Tandis que la mondialisation (heureuse ou malheureuse, c’est une autre affaire) réintroduit un sens de l’histoire que l’on croyait perdu, le totalitarisme est exclusiviste et irrationnel. « Méfions-nous du piège mortel de la cohérence », disait Mussolini. Méfiez-vous de la métaphysique, dira Heidegger, des pensées englobantes, des systèmes qui font mine d’oublier le mystère de l’Être et l’indicible éclair de nos pensées. Le mépris de la métaphysique chez Heidegger et son soutien au national-socialisme vont de pair.
Godin reprend donc le programme à l’envers et se demande pourquoi, de Levinas à Lacan en passant par Heidegger et bien d’autres (Sartre étant une exception), l’ennemi commun est la totalité. « La totalité commence dans l’injustice », disait Levinas. Toute son éthique de l’Autre est fondée sur cette idée. « Le visage arrête la totalisation. » Ces formules se résument en une phrase: la totalité, c’est la guerre. Les relations entre humains sont non synthétisables. L’Autre me précède. Il y a un côté Lego dans la philosophie et les sciences humaines que l’auteur assume. Il décortique les systèmes, pour mieux les reconstruire. Ses allusions à la psychanalyse sont fréquentes. Le brave petit sujet de Lacan est aussi à sa manière une machine de guerre contre la maîtrise et la totalité. Contre l’humanisme hégélien. Cela est évident. Il suffit de lire le Séminaire II sur « le Moi » (5). En Poche désormais. Un beau livre, où la ligne de démarcation entre la philosophie et la psychanalyse est clairement exposée. Partout où on se promène dans l’océan du savoir, on rencontre la totalité.

C’est pourquoi Christian Godin la décrit sous toutes ses formes, tous ses usages, toutes ses variations possibles. Il recense les nombreuses expressions du désir de totalité (« Je suis oiseau, voyez mes ailes – Je suis souris, vivent les rats », disait La Fontaine), fait une analyse minutieuse des catégories de la totalité (l’être, le ciel, la terre, l’infini, le tout, etc.). Il explore toutes les combinaisons possibles. Il résume vingt-cinq siècles de philosophie dans le volume III qui vient de paraître (6). Comment ne pas être séduit par un tel travail? Toutes les civilisations sont convoquées. Les écoles brahmanistes côtoient les grands maîtres de l’Occident. Les ennemis du tout voisinent avec les acharnés du globalisme. Un chapitre sur Sartre éclaire admirablement le thème de la totalisation infinie. « Sur le fond obscur de la Totalité surgit l’existence humaine », disait-il. Godin fait surgir avec des mots simples et choisis le mouvement de la réalité humaine tel que Sartre l’appréhendait dans son Flaubert. Il fait revivre les grands systèmes sans jamais ennuyer. Du coup, ce que l’on croyait obscur, allusif, confus, devient limpide. Le moindre fragment de Pascal s’illumine sous sa plume. Entre le monde qui ne connaît que le « plus ou moins » et l’univers qui obéit à la loi du « tout ou rien », surgit à son tour le génie pascalien dans l’ombre portée de la figure divine.

Dans un autre volume à paraître, Godin commente le travail des scientifiques, il compare les sciences entre elles, s’interroge sur l’unité de leurs concepts et théories. Les sciences de la réalité physique, les sciences du vivant, les mathématiques, font l’objet de synthèses époustouflantes. François Dagognet, dans sa préface, parle d’une moisson sans pareille, de travail herculéen. Rien ne manque. « Nous sommes en présence, écrit-il, d’un ensemble torrentiel, qui donne au philosophe-lecteur la joie, celle que procure un tout, débordant mais contrôlé. » Merleau-Ponty disait qu' »il n’y a pas de philosophie qui contienne toutes les philosophies, la philosophie tout entière est, à certains moments, en chacune ». La singularité de celle de Godin ne tient pas simplement au gigantisme de son entreprise. Bergson disait déjà que la philosophie « ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout ». Godin ne se fond pas, ni ne se confond avec le tout, il ne fait pas qu’examiner l’esprit de la totalité, il le réalise à lui tout seul. Comme Picasso réalisait tous les Arts. Et de cette folie, car c’en est une, il espère redresser le monde: « C’est en ce sens, écrit-il en conclusion du récent volume, que la philosophie peut retrouver son ancienne destination – car, si la science et l’histoire n’ont plus besoin d’elle pour se faire, du moins ont-elles encore besoin d’elle pour se comprendre. » Qui dit mieux?
Ph. P.

(1) L’Unité de la physique, d’Etienne Klein, P.U.F., 333 p., 149 F.
(2) Le Vertige de Babel, Arléa, 1994.
(3) Hegel, de Raymond Plant, Points-Seuil.
(4) Le Totalitarisme, d’Enzo Traverso, Points-Seuil.
(5) Séminaire Il, « Le Moi », Points-Seuil.
(6) La Totalité III, La Philosophie, Champ Vallon, 980p., 290 F. Sont déjà parus le Prologue et les tomes I, II, IV.

Roger-Pol Droit, dans Le Monde, le 27 avril 2001
La chronique de Roger-Pol Droit
LA FAIM DE TOUT

Que veulent les philosophes? Savoir tout. Mais en quel sens? Et comment y parvenir? D’ailleurs, est-ce faisable? En outre, dans cette aventure, doit-on oublier la politique?

LA TOTALITÉ
Volume III
La philosophie
de Christian Godin.

I1 existe une forme d’appétit propre aux philosophes. Ce n’est pas celui des gourmands, quoique bon nombre d’amis de la sagesse ne furent pas de mauvais convives. Ce n’est pas non plus celui des érotomanes, même si, heureusement, quantité de chercheurs de savoir furent libertins et fiers de l’être. L’appétit spécifique des philosophes – leur nom l’indique –, c’est le désir de savoir. Ils partagent cette caractéristique avec les scientifiques, et d’ailleurs avec les détectives, les policiers, les magistrats, toutes sortes d’autres spécimens humains. Il faut donc préciser en quoi leur appétit de savoir se distingue. La réponse est bien connue: ce savoir est sans limites, sans objet prédéterminé, destiné à tout englober. Un enquêteur cherchera seulement à connaître le vrai coupable dans une liste définie de suspects, pour une affaire déterminée. Un biologiste tentera pour sa part de savoir quel enzyme déclenche telle ou telle disposition dans les cellules du cerveau. Et ainsi de suite. Chaque chercheur travaille dans un champ de questions délimité, traque la réponse vraie à une question circonscrite. Ce peut être aussi le cas, évidemment, pour des philosophes. Mais ils ne s’enferment jamais dans un problème unique. Pour que s’arrête leur trajectoire, il ne suffit pas d’une vérité acquise. Ces gens-là veulent savoir tout. D’une manière insatiable, impossible, démesurée, en un sens irrépressible.

Encore faut-il se souvenir que « tout » se dit en plusieurs sens. C’est pourquoi, depuis qu’il y a des philosophes, deux manières de « savoir tout » les opposent, et peuvent presque permettre de les classer, fort grossièrement. Les uns vont parcourir les champs très divers des connaissances. « Savoir tout » signifie pour eux voyager constamment dans le cercle sans fin de l’encyclopédie, des mathématiques à la géographie, des moeurs et coutumes à la chimie, des temples aux ateliers, des lieux policés aux contrées barbares. Au risque de s’y perdre, de n’en jamais voir le terme, d’errer en juxtaposant à l’infini des bribes positives que rien ne rassemble véritablement. On connaît l’autre façon: elle creuse sur place au lieu de courir le monde. « Savoir tout » veut dire, cette fois, saisir le principe organisateur, la loi du monde, le cœur à partir duquel tout s’organise. Peu importe, en ce cas, collections d’exemples et curiosités disparates. Il faut s’enquérir de ce qui fait tenir la totalité, ce qui constitue, par exemple, le monde comme monde et non comme succession indéfinie de pièces et de morceaux.
Cette question est au centre du travail monumental de Christian Godin. Ce philosophe a en effet entrepris un périple dont il est peu d’exemples: rassembler et analyser tout ce qui s’est pensé à propos de la notion centrale de « totalité ». La tâche est d’autant plus intéressante que cette notion, après avoir habité et animé la démarche des philosophes durant presque toute leur histoire, depuis les physiciens d’Ionie jusqu’à Hegel au moins, paraît s’être estompée au point de ne plus figurer sur les cartes. Le très petit nombre d’études contemporaines qui lui ont été consacrées contraste avec son omniprésence d’autrefois. Pour parcourir cet océan, un vaste ouvrage est nécessaire. Celui de Christian Godin est aux dimensions de son sujet: pas moins de 7 000 à 8 000 pages réparties en six volumes, plus un prologue et un épilogue. En deux ans, un peu plus de la moitié est parue, et la publication devrait être achevée au cours de l’année 2002. Il convient évidemment de saluer le courage et l’endurance de l’auteur, sans oublier ceux de l’éditeur (pour tenir un tel pari, il n’y a pas foule, on s’en doute!).
Quant au lecteur, il sera heureusement surpris: cette « totalité » est fort habitable, on ne s’y ennuie guère, et l’ensemble de l’exposé est toujours accessible. Cette encyclopédie philosophique ressemble fort à un immense cours, truffé de références, d’exemples concrets, d’explications pédagogiques. Le volume III, consacré à la philosophie, est au centre du projet, après en avoir été le point de départ. En quelque mille pages, il passe en revue 37 périodes – ou écoles, ou cultures, ou auteurs – qui ont marqué l’histoire de l’idée de totalité en philosophie, avant de classer les principaux exemples selon qu’ils défendent l’idée d’une totalité en acte, qu’ils la déclarent impossible, qu’ils la refusent ou qu’ils la considèrent comme potentielle, toujours aux prises avec l’absolu ou bien avec l’histoire. Sans doute faudra-t-il du temps pour qu’on puisse prendre la mesure de ce qu’apporte l’ensemble de ces volumes et le gigantesque livre qu’ils constituent. Il est certain, en tout cas, qu’on n’a pas fini de parler de Christian Godin, ni de La Totalité.
Roger-Pol Droit


Lire l'article de C. Descamps dans la Quinzaine littéraire

Article de Christian Descamps dans la Quinzaine littéraire
(16-28 février 2003)

Pour la philosophie contemporaine, la totalité a mauvaise presse. Pis, pour Deleuze, Foucault, Lyotard, elle n’est pas loin d’incarner la quintessence de l’abstraction mystifiante. On connaît les charges contre « l’intellectuel universel », contre le « molaire », contre l’écrasement du « différend ». Et pourtant, un philosophe – informé de tous ces sarcasmes – a l’ambition de repenser la totalité à nouveaux frais.

Des pré-socratiques à Husserl, il s’agit – pour l’auteur – de « concevoir, de manière contemporaine, la philosophie comme une activité qui se donne pour tâche infinie de connaître le tout du monde, c’est-à-dire le monde ». Dans une entreprise à la mégalomanie réjouissante et informée, Christian Godin (1) tente d’édifier (en six volumes de plus de mille pages chacun) une encyclopédie philosophique qui analyse l’ensemble des domaines appelé totalité par les diverses philosophies… Il y a là une tâche immense, un peu effrayante, d’une audace telle qu’elle n’a vraiment pas été reçue avec l’intérêt qu’elle mérite.
Le tome V – consacré aux sciences – sait bien, avec Kant et Comte, que la connaissance totale (physique et métaphysique) est une illusion , toutefois, il n’en affirme pas moins que la science (les sciences ?) continue de se poser la question de la totalité, comme idéal à atteindre ; plus, il avance que cette démarche « n’est ni un ensemble vide ni une masse totalitaire ». De fait, choisir une politique c’est, d’une certaine façon, faire référence au tout de la société. Au reste, cette dimension existe dans bien des domaines ; pensons, par exemple, à la médecine. D’un côté, nous savons bien que nous ne possédons pas de théorie consistante de l’organisme dans son ensemble et, encore moins, de concept bien déterminé de la santé. Néanmoins, dès que le plus humble soignant pratique son art, il est devant cette forme de « totalité » qu’est un malade ! A cet égard, la notion de totalité est à la fois une certitude tout autant qu’un problème, car l’individu est une totalité pour les parties qu’il intègre autant qu’une partie pour la totalité qui l’intègre…
En parcourant ce fort volume, plaisant à lire – comment ne pas se prendre au jeu encyclopédique ? – on ne cesse de se demander, et c’est très stimulant, où s’arrête la totalité qui fait et donne sens. L’Etre est une totalité pour bien des philosophes ; mais qu’en est-il de « la » mathématique, de « la » physique, de l’économie globale… Certes les mystiques savantes (ou sauvages) ont eu trop souvent tendance à construire des « Tout » de pacotille (les fameux rapports du microcosme et du macrocosme) ; par contre, le séquençage de l’A.D.N. n’a-t-il pas aujourd’hui le projet de comparer les gènes de toute la population humaine ? En se rendant indépendante de la religion et de la magie, la science a, dès ses origines, pratiqué la détotalisation. En séparant, en triant, en éliminant, en hiérarchisant, le scientifique construit ses champs. Et René Thom souligne avec force que « ce qui limite le vrai, n’est pas tant le faux que l’insignifiant ».
Ici, Godin (2) prend deux cents pages pour dissiper les équivoques attachées au terme de tout, pour combattre les paresses qui, de la pierre philosophale à la panacée, construisent volontiers des « tout dont on ne peut rien dire ni faire » (Popper). Avec panache, l’ouvrage affirme, avec Bachelard qu’il n’y a pas d’histoire de la science, mais histoire de sciences particulières. Au fond, croire en une unité de la science au plan des résultats est sans doute une chimère ; mais, malgré tout, Godin affirme que la notion de totalité subsiste, en un sens, à l’horizon des recherches les plus contemporaines.
Dès qu’il y a science, il y a découpage, organisation. En d’autres termes, l’énoncé: « le lion est le roi des animaux », n’a évidemment pas de sens en zoologie ; en revanche, il a un sens dans l’univers du discours de la mythologie ; et cet énoncé peut également être analysé du point de vue des sciences linguistiques. Exemple futile ? Voire. Valéry nous soufflait : « la moitié de la logique est une spéculation sur le mot Même , l’autre moitié sur le mot Tout ». Godin reconnaît, très honnêtement, que les mathématiques sont la seule science qui peut se dire aussi bien au singulier qu’au pluriel. Et dans ce champ, les paradoxes sont – bien entendu – légions ; l’on sait – par exemple – que la connaissance des limites est une « vraie connaissance ». De fait, très concrètement, les mathématiques croisent, bougrement, nos descriptions de la « totalité de l’univers »…
La physique, elle, nous apprend que la lumière n’est pas seulement un phénomène à étudier, qu’elle permet aussi de décrire les phénomènes. Le ou les big bangs, le ou les big crunches, la prise en compte de la masse de matière invisible (certains physiciens la décrivent comme cent fois supérieure à la matière connue) amènent les cosmologies contemporaines à emprunter des concepts à la philosophie la plus pointue.
Au demeurant, les scientifiques contemporains savent que la notion de matière est tout autant métaphysique que physique. D’Héraclite à la physique quantique la plus sophistiquée se relancent les questions décisives de la description du monde. Au Einstein qui proclamait : « Dieu ne joue pas aux dés » Niels Bohr répliquait : « Cesse de dire à Dieu ce qu’il doit faire »…
Contre toutes les boues noires de l’occultisme, du parascientifique (leurs totalités clinquantes relient tout et n’importe quoi) cet ouvrage fascinant parcourt aussi bien les sciences des réalités physiques que les sciences des réalités humaines. Il est évidemment impossible, dans un article, d’en décrire toutes les richesses. Soulignons pourtant qu’il montre bien – dans le champ de l’économie – qu’il n’existe jamais de pure économie domestique, que l’économie sérieuse ne peut être que politique.
Sous ce rapport, il est toujours bon de rappeler qu’Adam Smith prend le point de vue du chef d’entreprise alors que Marx ou Keynes se placent, eux, du point de vue d’un chef d’État désireux d’assurer un ordre de l’ensemble. Au reste, la ruse de la « science » économique consiste souvent à nous faire croire qu’elle est dénuée d’idéologie. En effet, selon la pertinence que l’on donnera au marché (micro-économie) ou au circuit (macro-économie), on décrira des réalités « économiques ultimes » totalement différentes. Sous ce rapport, pouvons-nous accepter les coups de force qui consistent à réduire l’ensemble des richesses à ce qui peut être vendu ? L’homo-oeconomicus – cette abstraction qui n’est d’aucun temps ni d’aucun pays – est une escroquerie épistémologique, une fausse totalité qui fait bigrement retour de nos jours… Dans sa visée de totalité – comme objectif et non comme donnée – l’auteur ne cesse de ferrailler contre les paillettes des pseudo-hégéliens, contre les bavards qui totalisent, trop vite, les résultats de l’histoire universelle.
En terminant son ouvrage par l’histoire, notre encyclopédiste moderne constate la tendance des historiens actuels à embarquer le réel dans des coques de noix. Pensons aux récentes histoires des odeurs, des cloches, des larmes, de la nuit, des plages, du froid ! A cet égard, l’histoire a – souvent – le projet avoué de totalisation. Elle prétend réaliser, comprendre, comparer le champ des réalités humaines qui sont toutes, en un sens, historiques. Bientôt, Godin intitulera son prochain volume – ses mille dernières pages – : La Totalité réalisée : l’histoire. Attendons d’y lire les tensions entre le régional, le global et les singularités. Francis Bacon, lui, savait bien que « la puissance de toute science tient, comme la solidité du fagot du vieil homme, dans son lien ».
Christian DESCAMPS

1. Il avait publié un cours de philosophie – très clair – aux Éditions du Temps.
2. L’auteur s’inspire, avec subtilité, d’un beau texte de Vincent Descombes consacré aux individus collectifs (ces cercles carrés), un texte que le philosophe consacre aux travaux de Louis Dumont, le penseur de cette forme de tout qu’est le holisme.