La haine de la nature
Livres-Hebdo
(24 août 2012)
Nature, je vous hais
Christian Godin explique pourquoi l’homme se moque de son environnement tout en prétendant le contraire.
Tout le monde aime la nature. Enfin, en principe. Car si on s’apitoie volontiers sur le sort de notre planète à chaque conférence internationale d’où, le plus souvent, il ne sort rien, c’est que, nous dit Christian Godin, il n’y aurait pas que du C02 dans l’air, mais surtout un fort parfum de mensonge. «L’homme moderne est en réalité travaillé par une passion sourde, inavouable et inadmissible, qui est son mépris et même sa haine de la nature.»
Où donc le philosophe est-il allé chercher cela? Il lui a suffi d’observer, bien sûr, les comportements quotidiens, les atermoiements politiques, les déclarations qui ne mangent pas de pain. Et puis surtout, l’auteur de plusieurs excellents livres, comme son best-seller, La philosophie pour les nuls (First), est allé puiser dans les textes. Rousseau, Kant, Descartes.
En deux siècles, nous sommes passés d’un homme faible dans une nature forte à un homme trop fort dans une nature fragile. «Notre sentiment de la nature ressemblerait plutôt à celui qu’un sourd de naissance éprouve pour la musique.» On appréciera la clarté du propos, l’humour et les débats ouverts, notamment sur le numérique, qui modifie notre approche du réel puisque nous travaillons de plus en plus sur des artefacts. Cet éloignement de la nature, Christian Godin la constate aussi dans le roman, la peinture, le cinéma. Le plus souvent, l’homme a resserré la focale sur son nombril. C’est l’effet loupe de l’individualisme triomphant. Au passage, le philosophe souligne que la nature était également peu représentée dans l’Antiquité…
Les grands courants philosophiques contemporains entérinent la domination de l’homme sur la nature. Ou bien ils n’en parlent pas! Godin ne voit comme exception que Nietzsche, Bergson et Heidegger. Il faut dire que la nature ne pense pas. Elle est, c’est tout. C’est nous qui la pensons. Quand nous aimons la nature, nous prenons la partie pour le tout; nous n’aimons que ce qui, dans la nature, fait sens pour nous. Godin remarque aussi que plus la nature est généreuse, moins on la respecte. Plus elle est avare, plus elle est choyée. Voyez la différence entre les civilisations du Nord qui gaspillent et celles du Sud qui économisent. Nous savons que l’espèce humaine est prédatrice. D’abord pour elle-même. Mais cet essai fait parfois froid dans le dos lorsqu’il énumère les catastrophes à venir. Malgré son pessimisme compréhensible, le livre dépasse de très loin la seule notion d’environnement. Il montre la tyrannie de l’économie, la perte de la notion de totalité dans un monde global, la vulnérabilité de l’homme façonnée par sa puissance technique. En opposition à Luc Ferry, qui considère que la haine de l’artifice conduit à la haine de l’humain, Christian Godin se demande si l’artifice ne conduit pas justement à vouloir en finir avec l’humain. Pas franchement de quoi nous remonter le moral. Naturellement.
Laurent Lemire
Le Monde des livres
(7 septembre 2012)
Vert de colère et d’inquiétude
Les écoliers viennent de rentrer. Dans leurs cartables biodégrada-bles, cahiers en.papier recyclé, colle sans blanc de baleine, gom-me dépourvue de colorants toxi-ques. Tous deviennent écorespon-sables, comme les éboueurs, les postiers, les entreprises zéro car-bone. Comme tout le monde, ou peu s’enfaut. Triant ses ordures, attentif à ses rejets, apportant son sac au supermarché, chacun se dit et se croit obsédé par le sort de la planète, le réchauffement climati-que, la protection de la nature.
Foutaise que cette comédie verte, diagnostique Christian Godin. Pour lui, la solution n’est pas dans la consommation durable, qui n’est qu’une contradiction dans les termes. L’issue n’est pas non plus dans plus de technique pour effacer les méfaits de la technique — c’est un autre leurre. Le vrai changement, le seul qui pourrait nous sauver, selon ce philosophe, consisterait à changer notre tête plutôt que nos chariots. Il s’agirait d’en finir avec le souverain mépris de la nature qui nous habite à notre insu. Car, sous les simagrées environnementales, une haine essentielle – profonde et acharnée, farouche et souterraine – animerait nos manières de vivre et de penser. Aimer la nature, ou seulement se souvenir de son existence, nous n’en sommes plus capables, soutient Christian Godin…
Une verte colère l’emporte. Elle l’entraîne à des affirmations parfois sidérantes. On ne verrait plus du tout la nature dans les films récents, les paysages auraient totalement disparu de la littérature, les prairies, même en montagne, seraient remplacées dorénavant par des pelouses!… Pis: qui doute de la responsabilité humaine dans l’actuel réchauffement climatique est carrément taxé de… négationnisme! Parmi ces excès, quelques contre-vérités, par exemple: «Le clonage reproductif humain ne pose aucun problème éthique en Chine». Cela est faux. Je peux en témoigner: j’ai participé, avec Mireille Delmas-Marty et Henri Atlan, à Shanghaï, en 2005, au premier accord sinoeuropéen proclamant l’interdiction de ce clonage.
Pulsion de mort
Christian Godin – qui a une œuvre estimable et diverse à son actif, notamment une somme encyclopédique, La Totalité (en sept volumes .., Champ Vallon, 1997-2001), un excellent Dictionnaire de philosophie (Fayard, 2004), sans compter La Philosophie pour les nuls (First, 2006) –aurait-il donc sombré, par souci de la nature, dans la haine de la culture? Va-t-il se rallier à la glorification des clairières et à la vie dans les bois? Nous convier à son tour à «mangerde l’herbe à quatre pattes », intention queVoItaire prêtait ironiquement à Rousseau? Heu-reusement, la suite du livre fait découvrir de vraies analyses; en particulier sur les clivages internes de l’écologie et les conceptions mul-tiples du développement durable.
C’est à la pulsion de mort, décrite par Freud après 1920, que le philosophe relie en fin de compte notre comportement envers la nature. Au lieu de se focaliser sur la taxe carbone et le marché·bio, mieux vaudrait demander si nous choisissons, pour de bon, la vie ou la destruction. Quiconque a fréquenté la pensée freudienne sait que la réponse n’est pas jouée. Dans la mythologie moderne, la lutte est titanesque entre Eros et Thanatos. Et l’issue incertaine. Mais l’avenir n’est pourtant qu’à moitié noir: rien ne dit que Thanatos ait forcément le dernier mot.
Roger Pol-Droit