Verticalités de la littérature
Pour en finir avec le jugement critique
Extrait de presse
LE MONDE
(7 octobre 2005)
LITTÉRATURE CRITIQUE
SI LA LITTÉRATURE est bien une démarche de connaissance de soi et du monde, la critique littéraire, y compris journalistique, doit l’être également, à son niveau. Attachée à la littérature qui est en train de se faire, dépendante d’elle, orpheline et sans objet hors d’elle, la critique, du moins en ses meilleurs moments, ne se contente pas d’accomplir une tâche de médiation et de promotion – celle à laquelle on l’incite ordinairement à servir. Elle participe de cette connaissance, la complète. L’adjectif «littéraire» ne devrait pas avoir, ici, un autre sens.
Ses meilleurs moments? Ceux où elle se pense elle-même et s’accorde assez de dignité pour ne pas s’uniformiser et devenir un simple relais dans la bien nommée «chaîne du livre». Ceux où, de la littérature, elle a quelque chose à dire. Bertrand Leclair, qui est écrivain, journaliste et critique littéraire – il prend soin de distinguer ces deus dernières fonctions – à La Quinzaine littéraire, prend justement le risque de penser par lui-même dans Verticalités de la littérature. Pour en finir avec le «jugement» critique
Le partenaire du critique littéraire est moins l’éditeur, ou même l’écrivain, que la littérature elle-même avec laquelle, dans chaque article ou étude, vivant I’«expérience sensible» de la lecture, il entre en dialogue et en résonance. On se fourvoie gravement si l’on ramène ce principe au rang d’une donnée abstraite, bientôt recouverte par des considérations mercantiles ou par «l’inconscience médiatique». C’est pourquoi Bertrand Leclair, avec sagesse et conviction, se refuse à traiter séparément la question de la critique, soit comme cela se voit beaucoup, sur le mode polémique (avec son corollaire, l’invective), soit sur celui du corporatisme. Son propos n’est pas non plus d’avancer une théorie de la critique, mais de tenter de définir en quoi celle‑ci peut, et doit participer pleinement à ce qu’il nomme la «verticalité» de la littérature.
S’appuyant (notamment) sur Bachelard, Proust, Kafka, Artaud, Beckett ou Michon, Bertrand Leclair soutient que la littérature vient, en ses œuvres les plus vives, croiser et contredire l’horizontalité du temps et de la langue ordinaires. L’«instant poétique», qu’il soit de prose ou de poésie, rend alors accessible, sous une forme singulière et Irréductible, le présent et le reel «à la verticale du sens commun».
«On ne sait rien du présent on le connaît.» Leclair distingue soigneusement l’ordre de l’art, qui manifeste une connaissance «sauvage et vitale», de celui du savoir, «domestique» pour ainsi dire, qui «n’est à la connaissance que ce que la culture est à l’art, la réalité au réel, le passé au présent: tout en même temps son irréversible devenir et son horizon.» Pour l’essayiste, cette connaissance n’a aucune vocation à devenir spirituelle ou transcendantale. Objectons que Bernanos, au moins autant que Bataille, a exploré, de bas en haut cette verticalité et qu’il ne s’est pas heurté au vide du ciel…
Lire et écrire ne sont pas des activités étanches l’une par rapport à l’autre. Par son geste, le critique «témoigne de l’expérience littéraire exactement comme la littérature tente de témoigner du réel». Le long détour de Bertrand Leclair n’était donc pas fortuit, mais destiné à aboutir à ce beau mot: «témoignage». A la critique de jugement, ou pire de prescription, à cette «machine à communiquer (à consomme du “culturel”)» qui fonctionne à plein rendement, l’auteur oppose Ia nécessaire experience du témoignage. «Par définition», le témoin est «engagé dans ce qu’il affirme». Jusqu’au plus intime.
Critiquer est, par voie de conséquence, une activité qui ne met pas en jeu une instance extérieure, communicante et surplombante. C’est même, comme le dit pertinemment Leclair, exactement le contraire.
Patrick Kéchichian
ACTION POETIQUE
(mars 2006)
UN LIVRE POUR LA CINQUANTIÈME!
[…] Secousse, stupeur mais aussi force, issues de cette lecture encore récente, celle d’un livre dont son auteur, Bertrand Leclair, avoue qu’en son intention première il ne devait être qu’un article militant «pour une critique de témoignage», c’est-à-dire pour une critique capable de s’enthousiasmer, d’inventer, d’élaborer à partir d’une œuvre, quel qu’en soit le registre, poétique, littéraire, photographique, cinématographique. Une critique qui ne soit pas jugement, mais attestation vivante de la fécondité imprévue, surprenante de l’œuvre en question, de ce qu’elle peut engendrer comme associations créatrices, une critique qui soit poursuite, prolongement inspirés, fût-ce au prix d’un éloignement de l’œuvre et non pas, non plus, compte rendu, recension. A-t-on, justement, jamais mieux qu’avec cet écrit, pris la mesure de la sorte d’emprisonnement, d’étroitesse et de stérilité que véhiculent ces termes, expression récurrente du mesurable; mots d’ordre d’une activité de commentaire consacrée, dévouée à la production standardisée, calibrée, comme on le dit des fruits et légumes. Défense de l’intelligence et de toutes les formes, de toutes les modalités de la pensée, il s’agit là d’un combat, combat sans doute infini, d’une résistance implacable à cette pression commerciale qui ne vise pas seulement à assimiler le résultat de l’activité artistique, intellectuelle à la production alimentaire mais appelle, sollicite, exige du prêt à penser et dont l’objectif est de traiter Le LIVRE par le moyen de la critique «exactement comme l’on traite les hommes dans l’entreprise et partout ailleurs».
Ce sont la quelques-unes des conclusions de ce pamphlet aussi calme et déterminé, récusant tout arrangement, toute forme de tolérance, fuyant le consensus et les codes de la convenance, à même de s’attarder avec délice, parce qu’il en va là d’un trésor de la langue et de l’écriture, sur une virgule mallarméenne que le premier correcteur venu sera tenté d’éliminer ou de déplacer sans même réaliser la portée de son acte, rien moins qu’un assassinat. Mais il faut y insister, le pamphlet en question n’a rien d’un plaidoyer pour le retour à l’on ne sait quel esthétisme. Sa visee et son registre, pour discrets qu’ils soient, et cela participe de la force du propos, sont politiques. Il s’agit bel et bien d’un combat qui n’exclut ni ne condamne l’adversaire mais l’incite à penser, lui donne encore une chance, celle de lire et de créer pour de vrai.
Tout cela n’épuise pas les raisons qui font de cet écrit une date, un moment, un événement. Il faut en quelques mots et pour en situer la portée, en évoquer les fondements.
On pourra me taxer de partialité, d’esprit de chapelle, d’adepte d’une visée réductionniste, peu importe, mon insistance à discerner, à la racine du propos de Bertrand Leclair, les marques d’une lecture achevée, plus encore celles d’une empreinte profonde, je dirais presque de naissance tant elle est exempte de toute forme d’emprunt, de la théorie psychanalytique et plus spécifiquement lacanienne, participe de l’importance de livre. Car dans ce propos, la référence psychanalytique est omniprésente en ces multiples composantes mais cette présence est de l’ordre d’un toujours déjà là n’appelant aucune référence précise, aucune indication bibliographique; elle s’impose en toute sérénité, avec légèreté, produits d’une indiscutable nécesité qui confère, qui rend à la théorie analytique sa dimension de composante incontournable du patrimoine de la pensée et en fait apparaître son articulation structurelle avec une prise de parti philosophique et politique dont la dimension cardinale tient dans le respect de la langue et du langage, partant donc, de l’humain en ce qu’il a de plus subtil et de plus pathétique.
Prise de parti, la démarche se fonde, implique, Jacques Rancièe l’a souligné, une partition première, une division préexistante dont les recouvrements et les déblaiements constituent la matérialité du combat politique. Bertrand Leclair, qui considère comme participant de la possible survie de l’humanité la reconnaissance totale, absolue, de l’expression artitistique, pratique cette partition, exemples littéraires à l’appui, modalité dont les fondements sont inscrits dans ce primat du politique et dans cette prise en compte de la division subjective dont Lacan – l’absence, heureuse, de son nom ne fait que souligner l’importance de son frayage – a fait surgir l’indépassable et l’enjeu. Cela passe par une opposition qui revient tout au long du livre tel un axe conducteur, rappel de la permanence renouvelée de la partition initiale, entre le témoignage, l’attestation agie, marque de l’entame produite par l’œuvre et le jugement, procédure toujours arrimée, à l’idéologie de la mesure, de l’évaluation et du classement. A cette partition initiale, s’articule celle, tout aussi fondamentale, de la verticalité que Bertrand Leclair, dont la franchise de ton n’est pas la moindre des qualités, emprunte à Bachelard et de l’horizontalité, qui délimite les méandres d’un parcours ignorant de ce qui ne peut que lui échapper, l’ordre de ce réel dont le caractère d’impossible est implicitement reconnu dans la méconnaissance même dont il est l’objet.
Verticalité qui implique l’écoute et la lecture autre du texte alors considéré comme partition, au sens musical cette fois, supposant non pas la subordination à une temporalité événementielle mais bien l’interprétation, à la poursuite d’un ombilic inatteignable. Verticalité que tout oppose à cette horizontalité qui intime l’ordre, non d’entendre mais de comprendre – opposition lacanienne s’il en est – et stipule une restitution d’un mot à mot d’où sont exclus l’interstice, la respiration et le silence, soumission réitérée dans ce registre de l’horizontal à une surdité qui n’est pas qu’ inconsciente mais bien plus fréquemment volontaire comme l’est certaine servitude dénoncée dans un texte encore aujourd’hui scandaleux. Avec une patience qui se nourrit de ce qui fut joliment appelé l’amour de la langue, trempé comme le bel acier dans un bain de littérature et de philosophie des plus exigeantes, Bertrand Leelair pose les jalons d’un champ clos, celui où ne cesse de se dérouler cet affrontement entre la connaissance, ordre de la verticalité qui ne connaît pas de fond mais se fonde dans l’intériorité, et le savoir, ordre d’une horizontalité qui pour demeurer collée a l’omniprésence de la réalité rate le réel, l’impossible.
Bertrand Leclair parlant de ce travail, de son travail use des termes livres ou essais. J’ai usé de mon côté de celui de pamphlet mais ce n’est pas récuser de telles appellations que de recourir à celle de Manifeste pour qualifier cet appel tous ceux qui ne renoncent pas à penser, qui refusent de se laisser leurrer par la fausse pensée inscrite dans cette horizontalité médiatique qui ne reconnaît que la fausse monnaie d’une audience aussi fragile qu’éphémère, rançon d’une soumission inconditionnelle à l’actualité.
Michel Plon