Tout commence ici avec la naissance du judaïsme après l’exil à Babylone, la formation du corpus biblique, ainsi que l’élaboration d’une Loi religieuse qui parvient à maturité avec le Talmud, alors même que les Juifs s’affranchissent des cadres historiques partagés avec les peuples voisins. Une histoire d’une longue durée singulière s’ouvre alors, dont ce livre retrace les principales étapes : l’Antiquité, le Moyen-Âge, la première modernité (XVIe-XVIIIe siècles), l’âge des nations (1789-1945), pour aboutir au monde actuel, bouleversé de façon irréversible par la Shoah et la fondation de l’État d’Israël.
De la mise en place de réseaux pour racheter les captifs dans la Méditerranée médiévale à la participation d’un demi-million de soldats juifs de l’Armée rouge à la Grande Guerre patriotique (1941-1945), les Juifs sont présentés ici non comme des étrangers à une histoire qui ne cesserait de les emporter, mais comme les acteurs de leur devenir et de celui des sociétés dans lesquelles ils vivent.
Ce livre aborde aussi la géographie changeante des centres de peuplement juif, les relations avec le pouvoir politique et la société globale, les pratiques culturelles et les représentations mentales. Certaines questions apparaissent récurrentes : les Juifs forment-ils un peuple ou une communauté religieuse ? Quel est leur degré d’intégration dans les sociétés où ils vivent en minorité ? Comment les spiritualités juives évoluent-elles dans l’histoire ? Quels rapports les Juifs en diaspora entretiennent-ils avec la Palestine, dans les siècles passés et depuis le sionisme ?
Dans cette synthèse collective sans équivalent, vingt-neuf auteurs contribuent à dessiner une image d’ensemble de l’histoire des Juifs, dont ils montrent les caractères originaux tout en l’inscrivant dans le cours et la dynamique de l’histoire générale de l’humanité. Les questionnements et les acquis les plus récents d’une historiographie en constant renouvellement sont mobilisés pour éclairer la place des Juifs dans le passé et le présent. La collaboration de spécialistes d’histoire juive et d’historiens spécialisés dans d’autres domaines permet de contextualiser l’évolution des sociétés juives, considérée ici comme l’une des facettes de l’évolution des sociétés dans lesquelles les Juifs vivent, et à montrer, aussi, comment les Juifs participent à une histoire qui en retour ne cesse de les façonner.
Textes de
F. ABÉCASSIS, R. AZRIA, M. ALEXANDRE,
T. BRUTTMANN, C. COLLOMP, A.-L. de PRÉMARE,
A. DIECKHOFF, D. DIMANT, M.-E. DUCREUX,
S. FAINBERG, J.-F. FAÜ, A. GERMA,
R. GOETSCHEL, A. GUETTA, É. DE LA VAISSIÈRE,
B. LELLOUCH, A. LEMAIRE, N. N. | MUCHNIK,
E. OLIEL-GRAUSZ, E. PATLAGEAN, Y. ROTMAN,
D. SABBAGH, F. SCHMIDT, J.-C. SZUREK, G. TODESCHINI,
C. TRAUTMANN-WALLER, B. VINCENT, C. WEILL, P. ZAWADZKI
Lire des extraits de presse
Le Magazine littéraire, décembre 2011
La pluralité des judéités
Dans sa préface à son Anthologie juive Edmond Fleg écrivait: «Israël a traversé tous les temps, tous les peuples; il a parlé tous les langages; et de même qu’il a lié à sa propre histoire l’histoire de l’humanité, de même il n’a jamais séparé complètement dans ses préoccupations le religieux du profane, le moral du sacré.» Près d’un siècle plus tard, l’historienne Evelyne Patlagean, Antoine Germa et Benjamin Lellouch ont entrepris de déployer cette conception du judaïsme à travers un livre collectif.
Réalisé par vingt-neuf auteurs – spécialistes de l’histoire juive et de la Bible, mais aussi chercheurs pour qui le sujet était nouveau –, ce livre part du constat que le terme «religion», dans son sens usuel, n’épuise pas toutes les composantes du judaïsme. A la fois peuple, communauté, histoire, mémoire et appartenance, il n’a cessé de se transformer et de façonner le devenir des sociétés où il a vécu. Du corpus biblique à la naissance d’un peuple, de la situation des Juifs dans l’Islam médiéval à l’époque moderne, en passant par l’expulsion d’Espagne, l’émancipation des Juifs de France, l’odyssée américaine, le sionisme et la Palestine, la Shoah, l’après-guerre et l’effacement des communautés juives dans le monde musulman, ce sont toutes les facettes d’une identité multiforme qui sont appréhendées.
André Lemaire, connaisseur de l’Israël antique, fait ressurgir l’exil de Babylone, la reconstruction du Temple et la constitution de la tradition juive. Devorah Dimant, spécialiste des manuscrits de la mer Morte, retrace les étapes qui ont abouti à l’élaboration de la Bible hébraïque: la Torah, les Prophètes, les Hagiographes. On suit avec elle la constitution du texte scripturaire et le développement de la sélection canonique. Elle explique de quelle façon l’Ecclésiaste, les Lamentations furent composés, comment la Genèse, l’Exode, le Livre de Job ou le Cantique des cantiques acquirent leur statut d’autorité jusqu’à devenir «la pierre angulaire du culte et de la littérature des Juifs […]. De nos jours, rappelle-t-elle, des portions de la Torah et des Prophètes sont lues dans les offices de la synagogue, et des passages bibliques sont intégrés aux prières […]. La Bible a donné lieu à une immense littérature exégétique, elle a été la base d’un travail juridique, théologique et littéraire millénaire, elle demeure aujourd’hui encore une source d’inspiration et de réflexion pour le judaïsme». Monique Alexandre, auteur d’un livre sur Philon d’Alexandrie, revient sur la période hellénistique et romaine, pour montrer comment le judaïsme et la culture grecque se sont interpénétrés, depuis la première traduction de la Bible en grec – la Septante – jusqu’aux premiers écrits d’histoire et de philosophie religieuse – Philon, justement, et Flavius Josèphe. Alain Dieckhoff, excellent connaisseur de l’Israël contemporain, et Régine Azria, sociologue spécialiste du fait religieux, interviennent à plusieurs reprises pour s’interroger sur le rapport actuel du peuple israélien à sa judéité, au destin natonal et diasporique, pour évoquer l’évolution de la société israélienne, ses mutations depuis les premières installations, du Yichow en Palestine jusqu’aux plus récents développement, en passant par le conflit israélo-palestinien et son impact sur la population juive.
Vaste rétrospective d’un peuple dont Isaiah Berlin, grande figure de la pensée juive moderne, disait qu’il souffrait d’avoir «beaucoup trop d’histoire et pas assez de géographie», ce livre suit les pérégrinations, les soubresauts, les épopées et les pages sombres du destin juif. Les questionnements sont les mêmes, mais les recherches les plus récentes et les plus pointues sont ici mobilisées pour porter un éclairage spectral sur le judaïsme, de l’Antiquité à nos jours.
Lauren Malka
Libération, jeudi 5 janvier 2012
Monde juif, un tour d’histoire
Défi lancé par 29 chercheurs, «Les Juifs dans l’histoire» raconte les 2600 ans d’interactions entre la diaspora et son environnement.
Qu’ une somme de 900 pages écrites par 29 historiens fiançais et étrangers prenne son inspiration dans un quartier populaire de Seine Saint-Denis en plein «échauffement», voilà qui est peu ordinaire. C’est pourtant là, loin des cénacles de l’historiographie, qu’est né, il y a presque dix ans, le projet dont les Juifs dans l’histoire est l’aboutissement. Le titre de l’ouvrage, publié récemment, suscite un terrible sentiment de déjà-lu dans une thématique très fréquentée. Il n’a en réalité guère d’équivalent dans les productions françaises contemporaines de par son approche, son ampleur, et son érudition. En 37 chapitres, il offre une perspective nouvelle sur la diaspora, inscrivant ses destinées dans le prisme de l’histoire générale, qu’il s’agisse de l’Italie de la Renaissance, la France révolutionnaire, la Palestine du mandat, l’Allemagne nazie, la Russie stalinienne ou l’Egypte d’après la Deuxième Guerre, pour ne citer que quelques-uns des moments auscultés. Nous sommes donc en 2000-2001. La seconde intifada, la répression, les attentats-suicide, l’engrenage des violences enflamment, jour après jour, le 20 Heures. L’affrontement israélo-palestinien obnubile les débats. Dans les cours de recré, il vire à l’affrontement Juifs-Arabes, juifs-musulmans. Les attaques antisémites se multiplient, suivies bientôt d’une montée d’actes anti-Arabes.
Dans le «9-3», Antoine Germa est aux premières loges. Il enseigne au lycée Alfred Nobel de Clichy sous bois. Quartier difficile, comme on dit. «Les insultes fusent, se souvient-il, et en fin de compte, c’est toute la population des banlieues qui sera stigmatisée comme on l’a constaté lors des émeutes quelques années plus tard. Il y a alors beaucoup de tensions, et de confusions. J’ai vu des élèves qui avaient pleuré lors des cours sur la Shoab assurer, lorsqu’on abordait le Moyen Orient, que le génocide est une invention des juifs.» Antoine Germa est professeur agrégé d’bistoire, passionné de ses élèves de banlieue autant que de son public du Memorial de la Shoah, à Paris, où il est formateur. «On a réalisé alors qu’il y avait aussi un problème du côté des professeurs. Qu’ils manquaient des connaissances historiques leur permettant d’éclairer les questions qui déchaînaient les élèves: Juif ou juif, peuple ou religion, comment, où, depuis quand, quel rapport à Jérusalem, New York, la France, le monde arabe, l’islam…»
Le paradoxe d’une continuité
«On», c’est trois personnes: lui-même, Evelyne Patlagean, professeure d’histoire à Paris X-Nanterre, grande spécialiste de l’Antiquité tardive et de Byzance (décédée en 2008) et Benjamin Lellouch, maître de conférences à Paris 8, expert du monde ottoman au XVIe siècle. Ils interrogent ce que les manuels disent des Juifs. La réponse est en introduction de leur livre: «Dans les programmes scolaires, les Juifs surgissent par à-coups.» Ils apparaissent une première fois pour figurer «la matrice du christianisme», puis ils sont l’illustration de «la Méditerranée médiévale multiculturelle», on les retrouve ensuite victimes de l’antisémitisme (affaire Dreyfus, nazisme) qui poussera, enseignent les manuels, la communauté internationale à décider la création de l’Etat d’Israël. Point barre.
Dans tous les cas, «les Juifs sont un objet de l’histoire d’autrui», des instruments, des victimes, relèvent les auteurs. Rien là qui permette de comprendre le paradoxe de cette continuité revendiquée par les 13 millions de Juifs vivant aujourd’hui dans le monde et de la diversité de leurs cultures à travers l’espace et le temps.
Le trio décide de lancer la redaction d’un ouvrage collectif qui «dé-esséntialise les Juifs» et montre «que leur devenir est l’une des facettes du devenir des sociétés dont ils font partie, et qu’en retour, le devenir de ces sociétés façonne celui des Juifs». Bref, qu’ils «ont été à tous égards, de toutes les manières et constamment, une composante de l’histoire tout court», lit-on en préface. «Présenter les Juifs comme acteurs de l’histoire générale, c’est un changement de paradigme», dit Benjamin Lellouch. Un contre pied, par exemple, de l’Histoire de l’antisémitisme des origines à nos jours écrite en cinq volumes par Leon Poliakov qui «tentait alors de répondre à lu grande question qui se posait dans les années 60, à savoir celle des racines de la Shoah», observe Benjamin Lellouch. Vu sous cet angle, le titre clé cette somme apparaît comme le renversement d’une classique «Histoire des Juifs». «Il s’est imposé à nous d’emblée, dit Benjamin Lellouch, déterminant le cadre et l’objet de notre travail.» Et aussi sa méthodologie. Le livre suivra le découpage de l’histoire universitaire française: Antiquité, Moyen Age, temps modernes, époque contemporaine.
C’est dans cette perspective générale que seront éclairés les événements majeurs de l’histoire des Juifs (exil à Babylone, destruction du Second Temple, expulsion d’Espagne, émancipation, Shoah…). Dans le même souci de vision «englobante», les chapitres seront confiés à des historiens d’une époque et d’une région, mais pas nécessairement du monde juif. «Nous avons demandé à Alfred-Louis de Prémare, grand connaisseur du Coran [aujourd’hui décédé, ndlr], de traiter des Juifs en Arabie aux débuts de l’islam, et à Giacomo Todeschini, médieviste italien, d’interoger les rapports entre Juifs et autorités chrétiennes cette époque charnière en Occident, tandis qu’Alain Dieckhoff et Tal Bruttmann, experts reconnus l’un du sionisme, l’autre de la Shoah, ont écrit sur leur spécialité», souligne Antoine Germa.
Le montage est risqué, le résultat fertile, abordable par les non-experts, faisant une belle place à la jeune génération d’historiens, et fidèle à la démarche scientifique, ce qui n’est pas facile dans un domaine si riche en controverses. Par exemple, celle de l’origine. Où commencer l’histoire? Dans la Bible et l’historiographie classique, Abraham est présenté comme le père des Juifs, signant l’alliance avec Dieu par la circoncision. «Mais nous ne l’avons donc pas pris pour point de départ car son historicité n’est pas certaine, observe Benjamin Lellouch. Nous avons par ailleurs estimé qu’on ne peut parler de Juifs avant que naisse le judaïsme, religion que nous avons définie selon deux critères: elle est monothéiste, et ses fidèles se soumettent aux prescriptions de la Torah. L’histoire débute donc aux alentours de 550 avant J. C., date de la première formulation claire du monothéisme universaliste, la Loi étant promulguée cent cinquante ans plus tard par Esdras.»
Les fondements sont posés, le judaïsme va évoluer (celui pratiqué aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec celui de l’époque du Second Temple, détruit en 70 après J.-C.), tandis qu’avec la diaspora («dissémintation», en grec), les rapports aux autorités juives et à celles des pays de résidence, les relations avec les non-Juifs ou entre communautés dispersées vont connaître des fortunes diverses, dont on découvre certains épisodes méconnus ou surprenants. Ainsi, l’existence éphémère d’un royaume judaïsé dans le Yemen préislamique. Ou encore, l’élimination des Juifs d’Arabie dans les premiers temps de l’islam, événement rapporté uniquement par des sources arabes. Quant à la question de la construction du sentiment communautaire, elle est éclairée par Youval Rotman. Chercheur à l’université de Tel Aviv, il raconte l’extraordinaire histoire des textes et correspondances «internationales» retrouvées au XIXe siècle dans une synagogue du vieux Caire, plus précisément dans sa Geniza, pièce réservée à l’enfouissement des écrits portant le nom de Dieu, selon la tradition qui interdit leur destruction. L’étude de ces 200 000 documents datant du IXe au XIXe siècle a révélé, entre autres choses, l’une des plus anciennes manifestations documentées d’une solidarité juive: le rachat et la la libération d’esclaves corréligionnaires capturés par les pirates écumant la Méditerannée au Moyen Age.
Autre surprise: ce «mythe sépharade» mis en lumière par Benjamin Lellouch dans son chapitre sur les Juifs du monde musulman entre les XVe et XIXe siècles. Il apparaît que si, dans le bassin méditéranéen, une large partie se sont définis comme sépharades («Espagne», en hébreu), ce n’est pas tant parce qu’ils sont les descendants de ceux chassés au XVe siècle de la péninsule ibérique – le nombre des exilés ne cesse de décroître au fil des recherches historiques – mais parce que ces derniers formaient une élite culturelle et économique telle qu’elle a suscité, dans les communautés des pays d’accueil, un désir d’identification.
Des soldats de l’armée Rouge
Quant au chapitre sur l’émancipation des Juifs de France, premiers en Europe à obtenir la citoyenneté après la Révolution, il prend un relief particulier dans cet ouvrage né, comme le décrit Antoine Germa, «d’un geste politique d’enseignants». Evelyne Oliel-Grausz (université Paris I) rappelle que cet évènemeut majeur était débattu à l’époque non pas sous le terme d’«émancipation» (apparu plus tard, au XVIIIe siècle au sujet des catholiques d’Irlande) mais de «régénération».
Elle le replace ainsi dans le contexte des débats de la société prérévolutionnaire et des aspirations propres des Juifs – alors bannis du royaume depuis 1394 et établis à ses marges par l’effet de destins divers. L’épisode est crucial: il augure une diversité de nouveaux modes d’existence, de l’assimilation à l’acculturation, qui marqueront les communautés en Europe, et en Amérique. «La Shoah a été le chapitre le plus difficile à traiter en gardant l’angle que nous souhaitions développer, relève Antoine Germa. Les historiens se sont beaucoup intéresses à la logique des bourreaux. Mais comment écrire l’histoire des Juifs en tant qu’acteurs de cette période?» Pari impossible, relève Tal Bruttmann, auteur du chapitre sur la Seconde Guerre mondiale, qui rappelle toutefois que «partout, des Juifs luttent» et évoque le lourd tribu payé par 500 000 d’entre eux, soldats de l’armée Rouge. La conclusion? «Il n’y en a pas, dit Antoine Germa. Nous avons rassemblé des éléments d’histoire. A chacun de se faire son idée.» Antoine Germa a, depuis, quitté l’Education nationale pour l’écriture de films. Il vient d’achever une fiction sur des frictions communautaires: les affrontements du quartier Belleville à Paris, en 2010, entre Chinois et Arabes.
Corinne BENSIMON
La Revue historique, août 2012
Pari scientifique et éditorial de taille, la publication de cet ouvrage constitue à maints égards un événement. Et ce bien au-delà du champ des seules «études juives». Car embrasser tout ou presque de l”histoire des juifs à travers le monde et les siècles constituait assurément un premier défi périlleux ; et rassembler des synthèses à la fois claires, complètes et érudites un second, non moins important. Ces obstacles, Antoine Germa, Benjamin Lellouch et Evelyne Patlagean, laquelle n’a malheureusement pu voir cette oeuvre en son état définitif les ont remarquablement évités et dépassés, aidés de 26 autres contributeurs choisis parmi les meilleurs spécialistes ; ils offrent au lecteur une somme de grande valeur.
D’autres entreprises analogues – les coordinateurs le rappellent en introduction – furent naguère lancées avec succès: citons notamment, en langue française, l’Histoire universelle des Juifs, publiée sous la direction d”Elie Barnavi (1992), ou les quatre volumes consacrés à La Société juíve a travers l’histoire dont Shmuel Trigano fut le maître d’œuvre (1992-1993). Toutes deux font autorité et Les Juifs dans l’hístoíre n”en constituent nullement une redite. Une problématique claire, inédite à cette échelle, confère en effet à cet ouvrage sa spécificité, comme sa cohésion: analyser la place des juifs dans l”histoire et non simplement à travers elle, seule démarche à méme de prouver que «leur devenir est l’une des facettes du devenir des sociétés dont ils font partie, et qu”en retour le devenir de ces sociétés façonne celui des juifs» (p 11). Cette grille de recherche, que les contributions observent en général assez fidèlement, instaure un véritable dialogue entre les périodes et les thèmes abordés.
Les auteurs soulignent avec raison que «les Juifs demeurent […] le plus souvent un objet de l”histoire d’autrui» (p. 9). Et, ajoutera-t-on, une tendance historiographique ancienne mais parfois tenace a contribué à ancrer l’idée selon laquelle c”était méme souvent «autrui» qui conférait au Juif son historicité, son existence. Loin de ce tropisme aux accents sartriens en un sens, selon lequel «c’est l’antisémite qui fait le Juif», l’ouvrage envisage pleinement les Juifs comme acteurs de l”histoire, en de multiples périodes et situations.
Des origines lointaines du «peuple» juif à l’histoire du temps présent, tous les épisodes connus ou moins connus font l”objet d’analyses et de synthèses toujours stimulantes et fouillées. D”utiles rappels sur les origines du judaïsme (André Lemaire), sur la formation du corpus biblique (Devorah Dimant) ou l’élaboration de la loi hébraïque (Francis Schmidt) confèrent à l”ouvrage et au lecteur un solide socle permettant une compréhension scientifique des fondements du judaïsme, et ce dans une stricte perspective historique, tache délicate — de méme que pour les pages consacrées à l’Antiquité biblique — compte tenu de la nature des sources. A ce sujet, l’on saluera le constant souci de précision manifesté par les auteurs, servie par les derniers acquis de la recherche et méme de l’archéologie. Au fil des chapitres, le lecteur se surprend quelquefois à (re)découvrir un passé parfois mal connu ou tombé dans l’oubli. Là où l’ouvrage ne constitue pas une collection de contributions éparpillées, c’est qu’aucune période n’est laissée dans l’ombre ; aussi s’avère-t-il possible de suivre les complexes destinées des Juifs sans bond aveugle. Cela permet de saisir l’ensemble des évolutions à l’œuvre, notamment aux riches périodes médiévale et moderne, et de percevoir le faisceau de leurs temporalités, dans un esprit résolument comparatif. Cela se conçoit aisément, l’histoire contemporaine occupe plus de la moitié de l’ouvrage: l’affirmation des nations, des nationalismes, l’émergence du sionisme, l’irréversible montée des fascismes, avec comme tragique épicentre la Shoah, pivot de l’histoire des Juifs, puis la création de l’Etat d’lsraël se conjuguent pour transfigurer le sort des Juifs, à tel point que Régine Azria peut écrire qu’«à elle seule, la seconde moitié du XXe siècle a sans doute pesé aussi lourd sur le destin des juifs que les vingt siècles qui l’ont précédée» (p. 629).
Et pourtant, à travers les siècles, se dégagent des attitudes, traits et phénomènes assez constants. Un ouvrage aussi riche et volumineux ne se laisse certes pas résumer – au risque d’une extréme simplification – aussi facilement, mais trois orientations frappent par leur permanence.
L’histoire des juifs se confond d’abord avec d’incessants exils et migrations, aux origines variées, mais qui donnent naissance à une véritable culture d’exil, une culture diasporique, tout autant qu’ils obligent à de multiples adaptations. Chassés, réduits à la fuite ou désireux d’améliorer leur sort, les Juifs emportent chaque fois avec eux une longue expérience, nourrie par une omniprésente mémoire. Entre autres exemples, dans l’Empire ottoman contemporain, le souvenir de l’expulsion d’Espagne, lors de la Reconquísta (dont l’analyse de Bernard Vincent offre d’ailleurs de multiples perspectives), et du sort offert aux juifs dans leurs pays d’accueil, était toujours vivace et faisait l’objet de célébrations fréquentes (Benjamin Lellouch). Il n’est pas de période, et encore moins parmi les plus récentes, qui n’ait donné sa propre illustration du «Juif errant».
Comment dès lors concilier désir d’intégration, voire d’assimilation, et préservation d’une «identité» juive ? Une constellation d’attitudes parfois tourmentées s’observe. Si certains Juifs, depuis les temps reculés, ont toujours su concilier les deux aspects, d’autres optaient pour des attitudes plus marquées: par exemple, dans l’An tiquité, à côté de Philon d’Alexandrie ou Flavius Josèphe, qui assumaient l’imbrication de leurs identités, figuraient des juifs hellénisés à l’extrême, désireux d’effacer toute trace, mème physique, de leur judéité (Monique Alexandre). On appréciera à ce propos, pour l’ensemble des époques, la finesse des analyses relatives à ces délicats sujets, comme les facteurs menant à la conversion au XIXe siècle ou l’intéressante distinction entre intégration, acculturation, assimilation, autant de termes qui font débat (Evelyne Oliel-Grausz), ou encore la diversité des manières d’«être juif» après 1945 (Régine Azria). A l’inverse, de nombreuses manifestations d’affirmation identitaire caractérisent certains juifs, sans que les frontières des comportements soient toujours claires à distinguer: représentatif quoique somme toute atypique apparaît ainsi le cas de Léon Pinsken qui se tourna vers le sionisme après avoir constaté que l’assimilation ne préservait en rien de l’antisémitisme, preuve administrée à ses yeux par les terribles pogroms assombrissant le territoire russe à la fin du XIXe siècle. Cette articulation complexe entre intégration et identité, entre universalisme et particularisme se retrouve d’ailleurs au cœur de l’Etat d’Israël, dont la nature fait l’objet d’un remarquable développement (Alain Dieckof).
Ces aspects se conjuguent cependant à l’aune d’une troisième constante: l’antijudaïsme, devenu plus tard antisémitisme. Rares sont les moments qui en sont exempts, méme si certains pays s’y prêtent nettement moins que d’autres. Ses causes et manifestations peuvent différer allant de l’intimidation à l’extermination, mais l’antisémitisme demeure bien un paramètre avec lequel les Juifi doivent compter. Le judaïsme a d’ailleurs souvent été confiné au stade de religio licita. On aurait cependant apprécié des développements plus nombreux sur le philosémitisme, phénomène d’ailleurs non dépourvu d’ambiguïté parfois.
Les derniers chapitres closent l’ouvrage sur un bilan: le judaïsme subit une profonde recomposition: alors qu’avant 1939, 60 % des juifs vivaient en Europe, ils n’y sont plus que 10 % actuellement. Le rôle de la «communauté» change également, de même que la perception de la judéité, dans et hors du judaïsme.
Ces remarques sont loin d’épuiser la richesse de cette véritable somme, qui ravira le spécialiste comme le curieux. Le propos est toujours clair, pondéré; jamais les aspérités de l’histoire ne sont gommées. Index, glossaire et chronologie traduisent un évident souci pédagogique. Des cartes d’excellente facture mais trop peu nombreuses viennent accroître la clarté des développements. Tout cela permet de penser que l’ouvrage fera date. Peut-on parler d’histoire totale pour un ouvrage s’attachant au devenir d’une communauté ? C’est en tout cas l’idée qui vient à l’esprit.
Jérémy GUEDJ