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Anne | SERRE

D’heureux amants qui perdent leur amour, des personnages qui se préparent pour une ascension dans le ciel, trois sœurs sorcières qui tournent autour de leur chaudron avant d’être propulsées chacune sur une route différente, des enfants qui s’égarent dans un bois munis de sombres pressentiments: telle est la teneur de quelques-unes de ces nouvelles dont les personnages ne prétendent pas au vraisemblable mais, pareils à des mimes, jouent la joie, le désir, la terreur ou la mort.

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Un voyage en ballon
L’extrait
(p.9-21)

Le dernier jour de leur amour

Le dernier jour de leur amour, Clara et Pierre Glendinning se promenèrent dans la campagne.
Naturellement ils ne savaient pas mot pour mot que c’était le dernier jour de leur amour, même si Clara s’en doutait, et Pierre, à travers les yeux de Clara, voyait se refermer les merveilleux pétales veloutés et gonflés de vie de leur amour.
Ils formaient des projets comme quand on va mourir. «Quand je viendrai…, disait Pierre. La prochaine fois que nous nous verrons…», disait Clara…
Elle portait un drôle de petit sous-vêtement qu’il appela un «pousse au crime» et qui le poussa à lui faire l’amour. Elle eut du plaisir avec lui, mais comme avec un étranger.
Ils se promenèrent en se tenant par la main. Se tinrent-ils par la main?… Non, … à bien y réfléchir, non.
Il crut avoir perdu ses lunettes au cours de la promenade, en passant sous un fil de fer barbelé. Il disait: «Chaque fois que je suis avec toi, je perds mes lunettes», parce qu’une fois, à l’époque où ils s’aimaient, il les avait perdues dans les feuilles d’un petit bois. Il les portait parce qu’elle lui avait dit qu’elle le trouvait érotique avec. Elle le trouvait érotique parce qu’avec ces lunettes il ressemblait à l’amant qu’elle avait eu avant lui.

Ils se promenèrent comme s’ils étaient des amoureux mais ils n’étaient plus des amoureux. Tout en bavardant gaiement, chacun d’eux, inquiet, tâtait la forme de l’amour de l’autre. Clara de ses doigts froids, Pierre Glendinning de ses doigts aveugles. À plusieurs reprises Clara tenta d’aller droit au but. À chaque fois, Pierre feignait de ne pas comprendre et clouait la conversation sur une anecdote, une plaisanterie. En cela aussi il lui rappela son ancien amant qui savait comme personne verrouiller la vie.
Sur le chemin ils trouvèrent une carte à jouer. Clara se pencha pour la ramasser: c’était un roi de cœur. Elle fit semblant de le prendre pour un signe favorable du destin. Elle savait que c’était un geste ironique du destin, qui longtemps les avait couvés et maintenant les laissait choir et déchoir en se régalant de leur chute.
En allant rejoindre Pierre, Clara se doutait que c’était pour la dernière fois. Mais comme elle l’aimait encore, comme elle voulait l’aimer encore — l’amour avec lui était si doux —, elle passait du désir de rupture au désir d’amour éternel, du désir de rupture au désir d’amour éternel… à peu près au rythme du train. À Vierzon elle voulait se donner pour la vie, à Meillac un homme entra dans le compartiment qui ressemblait à Pierre et elle se dit qu’il y avait des milliers d’amants possibles par le monde, à Verrandes elle sentait les mains chaudes de Pierre sur ses seins et ardait d’amour, à Saint-Rollin elle se demanda si elle n’allait pas passer la nuit dans un autre hôtel que celui du rendez-vous.
Quand Pierre Glendinning entra dans le salon où elle l’attendait, ce fut une sorte de soulagement de le trouver moins beau qu’elle ne l’avait cru. Puis tout à coup, de profil, il eut ces yeux clairs qu’elle lui connaissait et elle souffrit.
Elle n’eut pas de plaisir. Ce n’était plus son Pierre. De sa douceur elle se méfia, de ses paroles elle se méfia. Quand il fut tendre, elle le jugea comédien, quand il fut gai, elle le crut indifférent, quand il fut ardent, elle pensa coucher avec un étranger.

Pierre avait adoré Clara. Mais elle s’était faite si petite devant lui, avec le temps, pour ne pas l’effrayer, pour qu’il cesse de l’adorer et l’aime comme une femme, que maintenant il avait des armes contre elle.
Pierre ne savait rien de tout cela. Il avait ses seins à embrasser, l’ouverture de ses cuisses où se nicher; il était content. Il disait qu’il adorait l’âme de Clara, il s’enfonçait en elle comme dans un pays de mystères où il aurait voulu s’endormir à jamais.
Pierre Glendinning ne souhaitait pas vivre avec Clara. Il souhaitait reposer en elle. C’était Clara son pays.
Clara désirait vivre avec Pierre Glendinning. Elle voulait acheter ses chemises, faire le compte de ses chaussures, lui dire: «Tu devrais mettre ton costume bleu aujourd’hui.» Elle désirait passionnément cesser d’être elle-même, cesser d’être Clara, pour être la femme de Pierre Glendinning et ne vivre plus que pour lui.

On était début mars et le soleil ce jour-là était chaud. Devant leur chambre poussait un pin. On se serait cru dans le midi de la France. «Nous n’irons jamais plus dans le midi de la France», pensait Clara. Elle ne souffrait pas, parce qu’il était là, mais prononçait froidement en elle tous ces «jamais plus».

Une fois, ils y étaient allés, dans le midi de la France. Ils avaient dormi à Millau; il y avait de la neige sur les sommets des montagnes. Il voulait lui acheter un sac à main. Il y avait énormément de magasins de sacs à Millau. Le soir, ils avaient cherché un restaurant dans les rues emplies de brume.
Le premier coup de gong marquant la fin de leur amour retentit sourdement dans la chambre de leur hôtel sur la côte, face à la mer. Clara s’était inquiétée de quelque chose et Pierre Glendinning ne l’avait pas senti. C’est la première fois qu’ils furent séparés. Au petit matin ils en rirent. Ce léger nuage avait si peu d’importance en regard de leur éblouissant amour. Cependant le germe du chaos venait de tomber dans leur amour. Il croîtrait, gonflerait, rendrait un jour l’amour douloureux, puis l’envahirait, le pourrirait, le détruirait. Mais cela arriverait dans si longtemps…
Pierre admira les bateaux et joua au marin. Elle le trouvait si désirable. Tout avait été un peu raté: l’hôtel, les promenades, même l’amour dans un clocher. Mais ce qui est un peu raté est si réussi quand l’amour vous empoigne chacun d’une main et vous presse si fort l’un contre l’autre, qu’on brûle à seulement être ensemble.

Au tout début, avec Pierre, ayant l’habitude d’amants cruels et habiles, Clara, lorsqu’elle le sentit inoffensif, s’émerveilla. La douceur de Pierre, la douceur des plaintes de Pierre Glendinning lorsqu’elle le blessait pour vérifier jusqu’à quel point il était vraiment inoffensif, l’émerveillait. Son naturel gai, sa constance, l’aveu qu’il lui faisait de ses craintes, de son amour, insufflaient en Clara un sang léger, comme si on l’eût débarrassée de l’air vicié qui emplissait ses poumons, pour le renouveler par un air tendre et doux de printemps. Aussi Clara se sentit-elle bientôt légère, vive, gaie, apte au bonheur, semblable aux femmes heureuses, comblée qu’elle était par l’amour aérien et vivant de Pierre.
Quand ils se retrouvaient, leurs sens clamaient leur bonheur avec une force étonnante. Dix fois le jour, dix fois la nuit Pierre Glendinning et Clara faisaient l’amour. Jamais ils n’étaient épuisés. Rassasiés l’un de l’autre, jamais. Et quand ils marchaient ensemble dans les rues, main dans la main, c’était comme s’ils faisaient encore l’amour. Et quand ils dînaient face à face dans un restaurant, c’était comme s’ils faisaient encore l’amour. Lorsqu’ils rentraient, l’amour qu’ils faisaient contenait celui de la rue, celui du dîner, et d’autres encore.
Pierre faisait envoyer des roses à Clara. Clara les recevait comme une femme amoureuse, feignant d’en avoir toujours reçu par brassées. Quand Pierre devait partir, il prenait l’air soucieux et triste. Clara le consolait de la quitter.
Pierre Glendinning avait sûrement déjà prononcé les mots «mon amour», «ma chérie». Clara, jamais. De Limoges, une fois, elle lui écrivit: «mon amour». Puis au téléphone elle lui dit: «mon amour». Puis lorsqu’il fut avec elle, elle l’appela: «mon amour». Et le mot glissait entre ses lèvres comme si elle l’eût toujours prononcé, comme si ce mot était le plus familier de sa bouche, comme une amoureuse, comme une femme, elle disait mon amour, et quand elle était un peu intimidée elle le répétait trois fois très vite et Pierre Glendinning disait que c’était comme trois petites flèches qui volaient vers lui par-dessus les villes, par-dessus les champs, par-dessus les bois, pour venir s’enfoncer doucement dans son cœur là-bas dans sa maison.
Car Clara et Pierre ne vivaient pas ensemble. L’un vivait à la ville et l’autre à la campagne. Clara rêvait des bois où vivait Pierre. Pierre Glendinning, de la ville où vivait Clara. Il voulait devenir libraire dans cette ville; elle voulait avoir un jardin, des sentiers, des bois et des prés, planter des arbres, manger du fromage et boire du vin les coudes sur la table de la maison qu’elle partagerait avec Pierre.
Rien ne pressait. On avait tout le temps devant soi pour rêver. On pourrait même peut-être rêver toute une vie. Tant que rien ne s’y opposerait. Mais quelque chose s’y opposa. C’est alors qu’ils cessèrent de rêver et que leur amour se mit à décliner. Il eut naturellement cette flambée qui précède le déclin. Pierre et Clara se jurèrent un amour éternel.

Avant Clara, Pierre Glendinning disait n’avoir jamais aimé. Il avait été amoureux, mais pas comme cela. Il disait qu’en rencontrant Clara il avait trouvé ce qu’il avait toujours cherché, obscurément, à tâtons, tout au long de sa vie.
Avant Pierre, Clara avait aimé. Elle avait brûlé jusqu’à la moelle pour un homme cruel, et quand elle était sortie de cet amour, elle s’était retrouvée retournée comme un gant, toute changée. C’était elle qui était allée à la rencontre de Pierre. La nuit suivant le soir où elle l’avait rencontré, elle avait rêvé qu’elle faisait l’amour avec lui, et cet amour était si exactement fait pour elle, il avait déversé en elle de tels flots de lumière et de chaleur, qu’au matin, résolue, elle était allée droit à Pierre Glendinning pour lui demander son amour. Pierre l’attendait.
C’était une matinée d’été. Sourde et aveugle à tout, sinon à la chair solide, miroitante, qui là-bas battait pour elle, Clara s’était engagée dans les rues, happée par l’ouverture lumineuse de la porte de Pierre.
Son cœur battait de l’audace de sa démarche. Si elle se trompait? Si Pierre Glendinning allait tout à coup se lever, la chasser avec indignation? Mais le corps de Clara avançait, soutenu par mille anges rieurs soufflant dans de petites trompettes d’or.
L’escorte qu’on lui faisait la protégeait des regards. Sur le seuil des boutiques, les marchands la voyaient passer, seule et soulevée d’amour en plein midi: «Tiens, pensaient-ils, voilà Clara qui passe.»
Quand elle se retrouva face à Pierre Glendinning, elle tremblait, mais tout était bien puisqu’il était là. À leur insu, la magie de leurs corps jouait doucement. Ils se touchèrent, rêveurs, comme s’ils ne se touchaient pas. Les doigts de Clara étaient froids d’émotion. Ceux de Pierre, plus chauds et familiers encore que dans le rêve. Puis ils se retrouvèrent après des mois de silence car rien n’avait été dit formellement, et quand Pierre lui fit l’amour et que Clara se donna, il lui dit «je t’aime».
Clara avait eu des amants. Avec chacun des hommes qu’elle avait connus, elle avait laissé tomber une nouvelle mue pour apparaître devant Pierre exactement telle qu’il la désirerait. Aucun de ses autres amours n’avait été heureux. Chacun d’eux avait consisté en une sorte d’opération alchimique. Clara avait eu beaucoup à faire avant de pouvoir rencontrer Pierre Glendinning et lui offrir son véritable corps débarrassé de sa dernière mue. Elle entra dans la vie de Pierre Glendinning exactement au moment désigné. À la seconde près. C’est pourquoi leurs corps et leurs âmes furent envahis aussitôt par l’immédiate et pleine connaissance l’un de l’autre. Il n’y avait aucune distance entre eux. Pas une once de leur chair, pas une once de leur âme qui ne fût en contact avec la chair et l’âme de l’autre. Rien ne les séparait.
Ils s’émerveillaient de cette extraordinaire union. En une seconde ils avaient versé de l’ignorance l’un de l’autre dans la connaissance parfaite l’un de l’autre. Et quand ils se touchaient, quand ils se caressaient, quand ils se serraient l’un contre l’autre, ils s’émerveillaient encore de ne trouver nul obstacle.

Le jour où Pierre Glendinning rencontra Clara, il se fit une sorte de vide. C’était comme si les parois du ciel s’étaient dilatées et sous ce dôme soyeux il n’y avait plus rien, sinon Clara, au centre, rieuse, frappant la terre de ses pieds.
Des boucles s’échappaient de sa chevelure et elle regardait Pierre gentiment, la tête un peu de côté, avec dans les yeux un appel joyeux, impérieux et joyeux.
Cette femme lui apparut comme une espèce de fée, courant dans les hautes herbes, l’appelant, se cachant, réapparaissant, puis fuyant pour jouer, de telle sorte qu’il restait au milieu du champ, tout seul, avec dans les mains l’impression d’avoir touché sa forme mais se demandant s’il n’avait pas rêvé.
Derrière elle il galopait. Quand il la saisissait, ses mains s’emparaient de ses seins, de son ventre, de ses fesses bondissantes. Il forçait toutes les ouvertures, et quand les cuisses à nouveau glissaient sous son corps et que Clara, nue comme un poulain, détalait, alors il repartait à sa poursuite.
Clara adorait ce jeu. Son cœur battait lorsqu’elle entendait le souffle de Pierre derrière elle, et lorsqu’il s’emparait d’elle, elle se laissait tomber, prendre et dévorer.
Leur amour érotique fut d’une force merveilleuse. La bouche de Pierre Glendinning se collait à toutes les fentes, dans tous les creux. Ses mains obstinées visitaient le corps de Clara et Clara s’ouvrait. C’était comme si Pierre était muet et Clara, son langage. Parfois il leur arrivait de ne pouvoir se déprendre l’un de l’autre. L’heure était passée, qu’ils étaient encore à lécher leur pelage.
Lorsque Pierre reposait, Clara humait l’odeur de pain frais qui émanait de sa chair, douce, élastique. Quand Clara dormait, Pierre tenait dans ses mains deux seins ronds aux pointes rouges et sa verge dormait contre les fesses joueuses.
Ils eurent du plaisir à ne savoir qu’en faire. Leur amour sursautait de joie lorsqu’ils étaient nus. Les mains chaudes de Pierre parcouraient les épaules et les reins de Clara, faisant frémir son bonheur qui s’échappait alors en trilles et cris.
Pour ces cris, Pierre Glendinning aurait fait bien des voyages. Loin de Clara, il les entendait comme dans une chambre d’écho, répercutés de tous côtés. Au centre, sa verge se dressait, attentive, inquiète. Alors il n’avait plus souci de rien: Clara l’appelait, il lui fallait aller. Et la course recommençait tandis que de loin elle lui lançait les longs signaux de son amour.
Ils s’aimaient. Leurs visages parlaient pour eux. Lorsque d’aventure on les réunissait en présence d’autres personnes, leurs yeux qui ne se cherchaient pas avaient le même éclat. Entre eux un fleuve lancinant coulait, et qui traversait ce fleuve par inadvertance se sentait soudain pris dans un flux et reflux qui rejetait son corps.
Au milieu des autres visages, leurs doigts se nouaient, leurs bouches se collaient l’une à l’autre, ils respiraient leurs souffles, entrelaçaient leurs jambes, se prenaient, s’accueillaient et restaient ainsi immobiles, fichés l’un dans l’autre.
Le dernier jour de leur amour ils s’embrassèrent à bouche que veux-tu, mais on aurait pu traverser le fleuve qui coulait entre eux. Le lit s’en était élargi, les eaux tumultueuses s’étaient apaisées, le courant, figé. Tout au fond de ce fleuve devenu lac, il y avait les cadeaux et les bijoux que Pierre avait offerts à Clara: un bracelet d’or, un petit poignard au manche d’ivoire.

Un voyage en ballon – Anne Serre 1993

De la ville sous la pluie où ils vivent, aux longs prés sous la lune où ils se promènent, les personnages de ce livre tourbillonnent, se rencontrent, se croisent ou se ratent, happés par des appels qu’ils ne maîtrisent pas et auxquels ils obéissent. Est-ce Eva Lone, énigmatique et rassurante, immatérielle et charnelle, qui tient les fils de toutes ces vies? Ce roman suppose que chacun a droit à un destin et que chaque événement de l’existence a pour fonction d’aider les êtres à devenir eux-mêmes.Eva Lone semble veiller sur ce monde en perpétuelle transformation, induire les destins, les corriger, les guider peut-être…

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Eva Lone
L’extrait

I
Je tourne, je vire, je perds un temps précieux et pendant ce temps de grandes choses se font de par le monde: on construit des ponts, on élève des maisons, des toits sont lancés par-dessus quatre murs, à une vitesse grand V des plantations montent vers le ciel et d’innombrables voitures passent dans un sens et dans un autre sur la route à grande circulation qui borde les maisons en question. Celle qui nous intéresse vient à peine d’être coiffée de son couvre-chef — un beau toit aux tuiles orangées —, à peine les ouvriers ont-ils eu le temps de se retirer à reculons en se découvrant avec respect pliés en deux sous les applaudissements, à peine le jardin — vingt mètres sur vingt — est-il piqueté de légumes nains, d’arbrisseaux à naître et de salades croquantes, qu’un terrible coup de tonnerre ébranle le quartier, qu’un éclair zèbre le ciel et que des millions de grosses gouttes de pluie s’abattent en mitraille sur le tendre jardin, les tuiles vierges et la route où les voitures circulaient jusque-là à la queue-leu-leu.
A l’intérieur de la troisième voiture en partant de la gauche, celle qui justement pénètre sur le segment de route qui longe la grille de la nouvelle maison, se trouvent monsieur et madame Quinn accompagnés d’Hélène Quinn, leur fille, disgraciée par le port d’une vilaine paire de lunettes et de boucles d’oreilles clinquantes. Monsieur Quinn ne manque pas de saluer l’esprit d’entreprise et le goût — c’est son avis — de celui qui vient de faire bâtir cette maison aux élégantes proportions. Madame Quinn en est à jeter un coup d’œil et Hélène Quinn à se tortiller bêtement en apercevant la casquette du dernier ouvrier — un joli brun — quand le coup de tonnerre, l’éclair zébrant le ciel et la mitraille des gouttes de pluie d’un calibre vraiment étonnant font entendre, voir et sentir leur puissance intimidante. C’est la raison pour laquelle, après s’être incliné devant ces manifestations de la nature qui nous dépassent, monsieur Quinn relève prestement le toit de sa voiture décapotable et en coiffe une madame Quinn bouleversée, quoiqu’elle en ait, à vrai dire, déjà vu d’autres.

Le déluge violent qui s’abat sans discontinuer a tout à fait modifié le paysage urbain. Là où une minute plus tôt se montrait une route fraîche conduisant tout droit à la campagne, apparaît un paysage trempé, assombri, mouvementé. Les voyageurs s’ennuyaient un peu; maintenant ils ne s’ennuient plus. Quelque chose est arrivé: un déluge qui secouant le ciel a secoué aussi leurs humeurs et leurs projets d’avenir. Hélène Quinn était un peu libidineuse quelques minutes auparavant, elle est maintenant pure comme un ange et a rangé ses lunettes. Madame Quinn bayait aux corneilles et regrettait de ne pas avoir emporté son tricot, elle guette maintenant le profil solide de monsieur Quinn et songe qu’il a encore du charme. Monsieur Quinn pensait vaguement à la petite du premier étage qui porte des jupes tellement collantes; il rêve désormais de planter un nouvel arbre — pourquoi pas un chêne? — dans le terrain que son frère lui a cédé à la campagne. Ils sont donc tous de très bonne humeur, c’est-à-dire pleins de bonnes résolutions.
Aussi soudain qu’il était arrivé l’orage cesse et le soleil réapparaît. C’est presque trop rapide. Sans tout à fait faire machine arrière les projets d’avenir vont avoir à se modifier encore. Maintenant la route est blanche, toute luisante, aux feuillages des arbres perlent des gouttes scintillantes. Hélène Quinn mettra sa robe bleue, celle qui a un nœud rose et plaît aux garçons. Madame Quinn interrogera tout de même monsieur Quinn sur ses retards tous les mardis soirs. Monsieur Quinn plantera un chêne certes, mais peut-être seulement après une sieste ou une bonne partie de chasse avec Albert.
Contre la maison neuve des échelles sont à nouveau dressées. Un embarras de voitures causé par un accident causé lui-même par la foudre ayant lieu juste à ce moment-là, il se trouve que la famille Quinn a une vue imprenable sur la maison et le jardin neufs devant lesquels, bien malgré eux car ils ne voudraient pas perdre une minute de leur week-end, ils stationnent. Monsieur Quinn a beau faire claquer sa langue contre son palais et pianoter sur le volant, madame Quinn sortir la tête par la fenêtre pour inspecter le lieu de l’accident à une centaine de mètres, et cette sotte d’Hélène se repoudrer à l’arrière dans l’attente des pompiers, les choses ne paraissent pas s’arranger beaucoup. Et c’est la débandade et l’affalement complet des beaux projets: tricot, libido, adultère sont à nouveau les sujets de préoccupation majeurs des occupants de la voiture numéro ZX 3456 70.
Mais voilà les ouvriers sur le toit de la maison et cela c’est au moins quelque chose. Tombera? Tombera pas? L’un des ouvriers a manqué deux fois de suite de dégringoler dans les menus parterres taillés au cordeau.
A l’intérieur de la maison, derrière la troisième fenêtre en partant de la gauche au premier étage, un délicat rideau de mousseline d’une blancheur neigeuse vient de s’agiter doucement. Une ombre a passé, blonde, racée, et cela paraît étrange, gantée. Hélène Quinn remet ses lunettes qui lui donnent définitivement l’air d’une vache. Ce doit être triste pour des parents d’avoir une fille aussi vilaine. Peut-être la trouvent-ils belle puisque l’amour est aveugle et que monsieur et madame Quinn, c’est incontestable, aiment Hélène. D’ailleurs c’est là le seul enfant qu’ils aient jamais réussi à avoir. Ils ont eu un garçon autrefois, mais celui-ci est mort bêtement dans un moment de négligence dont madame Quinn devait ne jamais se remettre et s’est remise finalement. Lorsqu’à la suite de ce drame ils conçurent Hélène, ce fut dans les larmes. Dans l’une des poches intérieures de son sac à main, celle-ci conserve la photographie du petit frère, à lunettes aussi. La petite du premier étage qui porte toujours des jupes tellement collantes porte aussi des lunettes, ce qui ne l’empêche nullement d’être la plus affriolante des employées de la société où monsieur Quinn sévit depuis dix-huit ans et trois mois.
Lorsqu’il a rencontré madame Quinn il y a vingt ans et deux mois, monsieur Quinn voulait être peintre. Il partait avec son chevalet et s’installait dans les sentiers de forêt. C’est là qu’il rencontra, comme dans un roman, l’adorable Alice Quinn qui musait dans les bois, un sac à bandoulière rebondissant gaiement contre sa hanche, les joues claires, les yeux bleus, l’humeur folâtre. Le sang de monsieur Quinn artiste ne fit qu’un tour. Verbalement il célébra les beautés d’Alice en les énumérant. La jeune femme confuse s’assit à ses pieds et considéra, rêveuse, la toile de son admirateur. A ce moment-là, dit-elle — il n’y a aucune raison pour la soupçonner de mentir —, elle sut qu’Agénor Quinn serait son mari. C’est pourquoi aucune sotte pudeur ne la retint lorsqu’elle posa une main douce et timidement baguée sur la cuisse de monsieur Quinn qui sentit alors toutes les ressources de son énergie virile se déployer.
C’est donc dans ce bois, sur ce sentier, à quelques pas du chevalet parmi les daims et les oiseaux, sous les chênes et les hêtres pourpres, que monsieur et madame Quinn se connurent pour la première fois. L’histoire est émouvante.
Puis ils conçurent Hélène un jour de pluie. Madame Quinn s’en souvient parfaitement car jusque-là, chaque soir, fermant les yeux elle avalait une petite pilule bleue destinée à la garder pure de toute grossesse. Une fois déjà elle avait omis de la prendre et c’était le petit frère qui était arrivé. Ce jour d’automne pluvieux où elle décida en accord avec monsieur Quinn de concevoir, elle laissa de côté encore une fois la pilule bleue et éprouva fortement l’amour de monsieur Quinn. S’ensuivit Hélène, braillarde, au visage un peu flou, dont elle consigna les bons mots dans un carnet prévu à cet effet. Cette enfant déclamait d’une voix sonore quelques extraordinaires vérités et madame Quinn, dans le secret de son cœur, se demandait si la petite ne serait pas particulièrement avancée. Elle n’osait prononcer le mot «précoce» mais elle le méditait.

Ce sont «les gouvernantes». Elles sont trois, dans une grande maison au fond d’un parc, comme des reines, protégées du monde extérieur par des grilles d’or. Tour à tour follement gaies, tendres ou cruelles, mais toujours ardentes et puissamment vivantes, elles s’allient, se séparent, se déchirent ou se poursuivent dans d’étranges jeux qui sont ceux de la vie. Observées par l’œil implacable d’une lunette qui ne les perd pas de vue, «les gouvernantes» jouent pour nous le charme et la magie d’un songe de nuit d’été…

Revue de presse

Les gouvernantes
L’extrait de pressse

Le Monde
(13 mars 1992)
Enchanteresses gouvernantes

« Les états d’âme autobiographiques » ne sont point l’affaire d’Anne Serre. Elle préfère, pour évoquer les désarrois et les mirages de l’existence, emprunter les chemins de l’imaginaire.
Née en 1960, elle a publié diverses nouvelles dans des revues, dont la NRF et Obsidiane et signe, avec les Gouvernantes, son premier récit. L’histoire, d’un abord classique, a tôt fait de bousculer nos somnolentes habitudes : trois gouvernantes, dont la fantaisie n’a d’égale que la beauté, vivent dans une grande maison au fond d’un parc. Autour d’elles, gravitent de curieux personnages, qu’elles ont charge d’enchanter.
Ainsi, M. et Mme Austeur, leurs employeurs, un couple aux « amours finissantes » et puis « les petits garçons » qui, de temps à autre, rappellent les gouvernantes à leur vocation première ; viennent encore « les petites bonnes » au rôle plus incertain et, enfin,  » le vieux monsieur » à la lorgnette, qui, d’un œil avide, observe les agissements de chacun. « Dans cette maison, dans ce parc », où  » rien ne peut étonner », nous suivons les fils ambigus qui, tour à tour, relient ou divisent les protagonistes.
Le monde, soudain, semble se résumer ici, dans ce théâtre de marionnettes aux allures de conte de fées. Au travers des frasques rêveuses des gouvernantes, se dessinent ces sentiments que nous nous efforçons d’étouffer lorsque avec trop d’insistance ils viennent importuner nos vies hâtives; ainsi, la nostalgie d’existences que nous ne vivrons jamais, ou encore l’inquiétude que peuvent susciter la précarité et la pesanteur de nos relations avec nos semblables. Sous la plume lisse d’Anne Serre, ces obscurs mouvements de l’âme s’enflamment et se démasquent, tantôt surgissant de chaque recoin du parc, tantôt restant tapis dans l’ombre d’un feuillage, comme pour mieux suggérer l’étendue de leurs secrets.
Mais le pouvoir singulier de ce livre, c’est aussi de provoquer l’imagination. Il arrive que l’on ait envie de marier Julien Sorel avec Mme Bovary. Ici on a envie d’associer les gouvernantes à Alice. Et l’on se prend à rêver le début de l’histoire… Lassées par le sombre destin que la littérature a coutume de leur réserver, nos héroïnes se révolteraient. Délaissant leurs habits de grisaille, elles revêtiraient des jupes rouges, jaunes et vertes, de celles qui claquent au vent et se soulèvent sans plus de manières à l’approche d’un homme. Puis, dédaignant les pauvres demoiselles de Maupassant, n’accordant pas un regard à « l’accompagnatrice » de Nina Berberova, elles rejoindraient Alice, accompagnée d’un lapin indiquant la route  » du pays où l’on n’arrive jamais « .
Après maints remerciements, et non sans avoir adressé des baisers à Alice, les gouvernantes prendraient congé. A mi-chemin, elles croiseraient une horde de petits garçons qui, aussitôt, s’éprendraient d’elles et les mèneraient dans une grande maison au fond d’un parc. Là-bas, elles rencontreraient M. et Mme Austeur, les petites bonnes et le vieux monsieur. Bien sûr, elles succomberaient à la grâce des lieux ; bien sûr, elles supplieraient leur auteur de les y laisser, au moins le temps d’un récit. Et Anne Serre n’est sans doute pas le genre de romancière à décevoir ses personnages.
Florence Sarrola