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CORINNE BAYLE Rouges Roses de l’oubli

Récit

Rose de Paestum ou Rosa gallica, fleur d’Orient ou d’Occident, toujours la rose a conjuré le deuil.

Dans un jardin de nulle part, une voix s’élève et se souvient. Elle convoque les disparus dont les murmures se sont tus. Des fantômes de proches, mais aussi des figures mythiques : Maria Callas, Emily Brontë, Emily Dickinson, Werther, Frantz de Galais, Heathcliff, et, au premier rang de ces interlocuteurs privilégiés, un poète romantique, Gérard, dont l’œuvre aimée donne accès au monde et soulève le voile ensevelissant les morts.
Entre les fragments, des liens se tissent, en une méditation funèbre où le motif symbolique de la rose, à travers ses multiples variétés, unit mémoire et rêve.

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Rouges Roses de l’oubli
Un extrait
Les livres et les fleurs sont tout ce qui me reste aujourd’hui. Les herbiers que j’aime regarder, avec les détails botaniques dessinés, les particularités inventoriées, les précisions dans le trait et dans le verbe me tiennent lieu des volumes que je n’ai pas écrits, ressemblent aux innombrables tomes que j’ai lus en songe. Maintenant échouée dans ce lieu de nulle part, les œuvres me servent de repères, en un univers peuplé de fantômes. Sans la littérature que serais-je devenue ici? Il n’y a rien d’autre à faire que retrouver entre les pages des fragments de mon existence, tels des pétales serrés entre les feuillets d’ouvrages préférés. La vie court sans moi de l’autre côté des fenêtres. Je n’ose plus me réveiller. J’attends et je me souviens. Les images reviennent comme des vagues, que la marée ramène, remporte, effaçant les traces. Les roses et les feuilles, fragiles, prêtes à se réduire en poussière, dessinent la carte de ma mémoire, et je ne sais plus si je rêve encore lorsque je dors d’un sommeil trop léger entrecoupé de scènes brillantes, enténébré de souffrances. Alors, aux bordures des territoires de veilles, aux confins des paysages de chimères, j’ouvre les yeux sur un pays idéal: là commence et finit le monde.
ROSENGARTEN

En Suisse alémanique, le jardin de roses est un vieil euphémisme qui désigne le cimetière.

Dans le Valais, une épitaphe sibylline dédiée à la rose est gravée sur une pierre adossée au mur de l’église, non loin de la tombe où Rilke est enterré. Elle rappelle le double rôle jouée par la fleur dans l’imaginaire, qui conjugue éphémère et éternité. Une légende veut que le poète soit mort à cause des piqûres empoisonnées des aiguilles d’un bouquet de roses (en réalité, comme mon père, il a succombé à une leucémie). Retiré au château de Muzot, il consacre à sa fleur préférée un recueil de poèmes en français. Depuis l’Antiquité, la rose et la mort sont associées. L’œuvre tout entière de Nerval met en scène cette symbolique, en lui donnant le sens d’une quête désespérée d’impossible régénération. Dans le mythe d’Isis, le bouquet de roses permettrait à l’initié de ressusciter et Gérard a été fasciné par cette Vita nuova liée aux fleurs les plus féminisées. Cette image m’a cruellement fait rêver.

(Je me revois, errante, dans un monde près de mourir, tandis que la maladie qui emporterait notre père progressait en lui et que je sentais arriver inévitable le travail de deuil qu’il me faudrait refaire. Ta mort avait été brutale et soudaine, bien que des signes avant-coureurs que personne ne voulait voir eussent pu prévenir, empêcher, je ne le sais et ne le crois plus, un geste irréversible. C’était un moment très étrange, plein d’irréalité, car l’impensable allait se reproduire d’une façon tout aussi inéluctable quoique très différente à quelques années d’intervalle qui semblaient des siècles – j’avais cru qu’après toi plus personne ne pourrait mourir près de moi. Et la fin approchait, beaucoup trop précoce elle aussi, et je savais que suivraient des mois de cauchemars, des années de détresse dont rien ne me pourrait consoler.

Et comme une actrice, je continuerais à marcher et à parler en automate, entendant déraper les mots du rôle répété mécaniquement, sans que le public voie autre chose qu’un certain talent savamment dispensé.)

À la recherche d’une rose chimérique, Gérard a beaucoup voyagé, puis déambulé à l’aventure, dans un cercle de plus en plus étroit, qui se resserre de l’Orient à l’Allemagne, de l’Italie au Valois, qui enfin se réduit aux alentours de Paris. Les aléas des services ferroviaires, les erreurs d’horaires et les chemins défoncés le font arriver toujours trop tard, contrecarrent ses projets, le laissent seul dans son égarement, sans repère. En route, il est distrait par des amusements fallacieux, personnages de foire grotesques et pitoyables (telle la femme aux cheveux de Mérinos), représentations théâtrales de fortune, quand il ne songe qu’à la pureté de l’air natal, la beauté des paysages aimés, les voix fraîches de jeunes filles en fleurs.

Maintenant sa course s’est arrêtée.

Dans le jardin où nous nous retrouvons après des vacances durant lesquelles je n’ai cessé de vagabonder sur les lieux de mes souvenirs, sans jamais pouvoir les recomposer, nous unissons en silence notre douleur, alors que nous sourions aux amours et aux amis présents. Gérard fixe alternativement le ciel, qu’il imagine plein d’étoiles, et les roses du parterre, astres terrestres dont les couleurs délicates lui rappellent celles du couchant admiré sur la mer, depuis le bateau qui le conduisait à Naples. Dans les jardins de Provence, la lumière qui se retire adoucit les teintes du paysage ensoleillé, où rien n’est triste. En un cimetière aux cyprès noirs et aux vieilles tombes de pierre calcaire, presque beau à contre-jour sur le bleu pur du ciel, mon père repose, et jamais je ne suis en paix lorsque je m’avance dans les allées de gravier.

(Et je sais alors par cœur l’affolement insensé qui m’a fait courir le long de la Seine pour m’y jeter, préparer le fusil de chasse méticuleusement conservé, choisir l’ordre des pilules à avaler, afin de dormir, dormir, sans plus jamais me réveiller. Être piquée par un rosier, et succomber comme en un conte où la méchante fée aurait triomphé. Je me remémore cette dérive telle une espèce de brouillard qui se serait levé et aurait recouvert tous les paysages de ma vie. Je connais maintenant le visage de qui m’en a détourné, de qui a joué le rôle que je n’ai pas su jouer. L’amour n’est pas plus fort que la mort, il nous tient à bout de bras au bord de l’abîme, en sursis.)

Au moment où il vient d’écrire le récit de sa folie, une Descente aux Enfers à la manière de Dante, le poète choisit de se tuer, laissant à jamais inachevée son œuvre, particulièrement celle qu’il avait entreprise comme un témoignage quasi médical sur son cas singulier. L’ironie à l’encontre des médecins l’a en quelque sorte rattrapé. Une légende parisienne dit que la rue de la Vieille-Lanterne était située à l’emplacement du trou du souffleur du Théâtre Sarah Bernhardt construit par la suite. Rue sombre et désespérée, elle était très loin de son Valois rêvé, lumineux et ensoleillé. Mais revenant sur son véritable lieu de naissance (car il «aime beaucoup Paris où le hasard [l’]a fait naître»), il retourne dans le ventre de sa mère. Cet endroit a disparu aujourd’hui, proche peut-être d’une autre salle de spectacle, devenue Théâtre de la Ville. Dans ces coïncidences, je vois un symbole supplémentaire de la délicatesse d’âme dont Gérard fit preuve toute sa vie, se tenant à distance de lui-même, légèrement en retrait, souriant au bord des larmes, avec cette politesse exquise qui lui fit garder en son cœur les blessures les plus brûlantes.

(Et alors je sais que c’est en somme par prévenance que tu t’enfermais dans un mutisme terrible, incapable de partager, car je ne crois pas moi non plus que l’on puisse tout partager, fût-ce avec les êtres que l’on aime vraiment. Retiré dans une tour d’ivoire imaginaire, tu demeurais absent, indifférent en apparence, en réalité crispé sur une souffrance dont jamais personne ne pourrait dire l’origine et certainement pas les bonnes âmes qui se piquaient de psychanalyse, pas plus que ces mêmes aliénistes avaient compris quoi que ce fût au drame de Gérard. Que l’on t’ait laissé mourir, cela est vrai, aussi vrai que certaines meurtrissures ne peuvent qu’être soulagées, et non pas guéries.)

Revenue de chez les Morts, je me suis sentie différente et comme régénérée, après cependant de longues semaines d’apathie, durant lesquelles j’ai flotté entre deux univers, incapable de repasser l’une ou l’autre des portes. Vaguement, a perduré en moi la certitude que continuer à vivre était une erreur et mon manque de courage était autant lié à mon désir de mourir qu’à mon incapacité à en finir. Je pensais constamment à mon père dans ces mois de désespoir, me disant que lui-même n’aurait jamais agi ainsi, et qu’il m’en aurait terriblement voulu de ce laisser-aller. Habitué depuis l’enfance à une existence matériellement difficile, il considérait les inquiétudes métaphysiques comme des luxes malfaisants. (Et c’était exactement ce qu’il te reprochait, faiblesse, asthénie morale, refus d’entrer dans la vie réelle, sans doute ce que le Docteur Labrunie devait déplorer chez son fils, pourtant bien-aimé.)

Tout cela n’est plus que de l’ordre du souvenir que l’on essaie d’effacer de sa mémoire, mais dont la rémanence fait souffrir en dépit de tout. Je m’étais décidée à mourir durant des mois d’errance où s’étaient succédé trop de souffrances – mes morts m’attiraient auprès d’eux, leurs ombres aimantes me suppliaient de les rejoindre. Par le miracle d’une rencontre, je me suis fortifiée dans la pensée de vivre, quand il n’y avait plus aucun espoir de survie. Fort peu d’espace sépare ces deux résolutions, tout aussi fragiles. Des moments de détresse folle s’emparent pourtant encore de moi, il suffit que je pense à toutes les pages blanches où je n’ai pas su écrire mon amour pour ceux qui ont disparu et alors j’oublie tout ce pour quoi j’ai émergé d’un sombre cauchemar, je désapprends le bonheur retrouvé, en un instant reportée vers d’amères pensées, tournant compulsivement dans la cage du malheur («And were You lost – I would be»: Et si tu étais perdu – je le serais).

Dans le cimetière suisse de la petite ville de Rarogne, le pèlerinage sur la tombe d’un poète admiré occulte les chagrins du passé. L’artiste n’a cessé de dire la difficulté d’aimer, d’accéder à une intimité partagée; l’enchevêtrement des sentiments ne peut être éclairé que par le travail du texte qui démêle l’écheveau, le recomposant autrement. Les broderies du poème y ajoutent leur clarté. Rilke également a longuement flâné dans Paris, a longtemps cheminé en Europe, pour enfin terminer son parcours dans une lumière apaisée. Gérard aurait apprécié ces lieux, lui qui a tant cherché où se reposer. «C’est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes», a-t-il écrit dans son carnet de voyage, lors d’une escale imaginaire à Cythère.

Dans la solitude érémitique de ce paysage étranger, les ombres murmurent leur souffrance de ne pouvoir nous retrouver. Père, frère, poètes, tous êtres préférés à jamais enfuis. Des roses trémières longent le mur de l’église. Roses d’outre-mer, elles disent la persistance de la mémoire de la mer. Ces fleurs violettes ou pourpres, que le vent a semées au pied des dalles funéraires, marient le passé et le présent, l’Orient et l’Occident, déchirantes reliques de toutes les âmes qui ont saigné. Dans le silence où je me recueille, à cœur perdu, par-delà les océans de souvenirs, je voudrais aimer.
Table

Rouges Roses de l’oubli 3

Rose de Choubrah 4

Les escarpins de La Callas 13

Rosa x hibernica 22

Clartés de Pachelbel 33

Rosa x alba 40

Sur une figure absente 48

Rose du Bengale 54

Tombeau de l’art lyrique 61

Rosa x lugubris 70

De quelques saltimbanques 78

Rosa fabulosa 87

Rosengarten 96

Rosa amorosa 104

Les yeux bleus d’Emily 112

Rosa magnifica 121

Biographie

Corinne Bayle est Maître de Conférences en littérature française à l’Université de Brest. Elle a publié Romans et contes de Pierre Reverdy: une poétique de la marge (Champion). Elle publiera en avril 2002 Rouges Roses de l’oubli dans la collection «Recueil». Elle est membre du comité de rédaction de la revue Le Nouveau Recueil.

Rouges Roses de l'oubli – Corinne Bayle 2001