Gabriel, alias Gaby, raconte la guerre telle qu’il l’a vécue avec sa mère depuis le jour de sa naissance en juin 1940, en pleine débâcle. Cela se passait au bord d’un fleuve, à l’époque violent et tumultueux, le Rhône pour le nommer. Et Gaby a passé toute la guerre seul avec Maman jusqu’au retour de Papa, qu’il n’avait jamais vu puisqu’il était prisonnier dans un camp, en Prusse orientale. Enfance heureuse, bienheureuse, paisible malgré la guerre et les bombardements de la Libération au cours desquels la mère et le fils auraient pu, comme d’autres, périr écrabouillés. Cela se déroulait pendant la première moitié du vingtième siècle et Gaby revient sur les lieux en l’an 01 du vingt et unième, en pleine paix, pour assister à la mort de sa mère.
Comment dire la difficulté de naître dans des circonstances historiques, exceptionnelles, d’avoir de ce fait incarné l’avenir, l’espérance en des temps désespérants et ensuite, sa vie durant, se sentir décevant, pas à la hauteur des circonstances, des événements, quels qu’ils fussent ? Et surtout comment dire la guerre avec sa mère, du commencement à la fin ?
Revue de presse
Politis
(2-8 février 2006)
Couper le cordon
Faire et défaire les liens de la mémoire, selon Arthur Bernard.
IL AURAIT PU COMMENCER par: «Je suis né libre et nulle partie ne suis dans les fers. » Mais cette phrase en clin d’oeil à Rousseau («L’homme est né libre, et partout il est dans les fers »), il lui faudra perdre sa mère et achever ses propres mémoires pour arriver à l’écrire. II a donc opté pour «Mon nom c’est Gabriel… ». Un incipit plus simple et surtout plus juste. Car son prénom fut sa première chaîne. Né en juin 1940 pendant la captivité de son père, le narrateur a été consacré archange par sa mère, qui a vu en lui une promesse d’espoir. Gage ou défi plutôt lourd. « Force de rien du tout», enfant doué pour la chute, au propre et au figuré, il ne pouvait, en grandissant, que décevoir. Paradoxalement, puisque sur fond de conflit mondial, ses premières années furent les seuls moments de paix dont il garde le souvenir. Dans le titre du roman, la Guerre avec ma mère, il faut donc d’abord entendre «la guerre passée avec ma mère», en référence à ces temps de ravissement. Et, au‑delà seulement, l’évocation du combat symbolique et initiatique de Gabriel pour se dégager des fers maternels «invisibles et doux et partant d’autant plus solides et difficiles à briser». C’est d’ailleurs, pour tout dire, la mort qui s’en est chargée.
Le jour du décès de sa mère, Gabriel est retourné sur les bords du fleuve qu’il avait traversé nouveau-né dans ses bras tout-puissants qui le protégeaient des bombes. D’une naissance‑miracle à une mort-révélation, de l’origine d’une dépendance quasi pathologique à une douloureuse libération, il y a, dans la reconstitution du narrateur, comme des mouvements de passage d’une rive à une autre. Le fleuve au bord duquel il est né (le Rhône) joue la ligne de fuite et le point d’ancrage, la métaphore et la substance, Styx ici, climat là. «L’ascension, l’élévation m’ont toujours effrayé, la crainte de ne pas être à la hauteur autant que la peur de dégringoler. Je préfère ce qui vous emporte, le fil de l’eau, le coup de vent.» Une ponctuation perturbée qui chahute le flot des phrases, des parenthèses insidieuses qui brisent la surface du propos, des traits d’humour immergés, un débit ondulant mais décidé, une oralité très écrite cherchant le naturel, un élan répété entre le passé et le futur antérieur… l’écriture prolonge le rapport au fleuve. Le récit de Gabriel, qui gagnerait presque à se lire à haute voix, oscille entre la déposition et le commentaire, avec la gaucherie typique du grand garçon qui dit «Maman», et la mélancolie, tantôt furieuse tantôt spirituelle, de la personne célébrée à son corps défendant. Les «mémoires» de cet homme «fait avec les défaites qu ‘il faut pour y arriver» s’apparentent davantage à un processus de re-création par franchissements successifs qu’à un rapport linéaire de soi sur soi. «Fiction de ma vie», résume-t-il, pas dupe des circonstances qui l’amènent moins à se remémorer qu’à «broder» sur ce qu’on lui a raconté. Et à donner, par là même, une certaine définition de l’autobiographie.
Ingrid MERCKX
Livres-Hebdo du16 janvier 2006
Le livre de la mère
Arthur Bernard est cet écrivain entré en literature avec Les Parapets de l’Europe, premier roman paru (sous le nom de Jean-Pierre Arthur Bernard) en 1988 aux editions Cent pages, maison où il continua régulièrement de publier. Bernard fit un saut chez Minuit, le temps de La chute des graves (1991), et se présente depuis 2004 (et L’oubli de la natation) sous la couverture de Champ Vallon, ce qui montre que l’homme sait choisir ses éditeurs, à moins que cela ne soit le contraire.
La guerre avec ma mere, son nouveau roman, donne la parole à Gabriel, ou Gaby, alias La-Force-de-Dieu. Celui-ci a grandi seul avec sa mère. Son père n’était pas présent au moment de sa naissance, un mardi de juin, il faisait la guerre, la «Seconde Mondiale», «en fait ne la faisait plus, l’ennemi l’ayant capturé et désarmé», avant de l’expédier au stalag en Prusse orientale.
En ces temps de débâcle, d’effondrement, d’exode et de bombardements, Gabriel fut consacré «Prince espérance», véritable centre du monde, sa bouche goulue collée au sein de «Maman». Après cinq années entre les barbelés, son père allait rentrer à la maison. Il lui apprendrait le cyclisme, le dimanche après-midi.
Petit, Gaby lisait et relisait des histoires d’avion et d’aviation, écoutait une mère qui le protégeait en permanence et lui parlait même la nuit. Elle lui racontait souvent cet épisode survenu le dernier été de la guerre lorsqu’un officier allemand, tenant son cheval à la main, avait fait son entrée dans la cour de la maison. L’animal était jaune pâle (on appelle isabelle cette couleur café au lait), l’homme portait des sandalettes de cuir tressé (et faisait penser à Napoléon III). Il cherchait du cirage, non pour lui, mais pour les sabots de la jument…
Lunaire et attachant comme son héros, La guerre avec ma mere est également jalonné par un éléphant en bois peint en vert et rapporté d’Allemagne, un exemplaire du Livre de la jungle où Mowgli traverse la savane d’un pas léger, et des tournures espiègles telles: «la réalité c’est un zèbre au galop dans la nuit étoilée» ou « c’est une supériorité de l’enfance que de tout ignorer du tourisme, cette maladie du mouton».
Alexandre Fillon
Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné
Vendredi 3 février 2006
Le titre, à plus d’un titre
Le titre, au vrai, peut prêter à confusion, puisqu’il paraît loisible de le lire de deux façons. Comment comprendre cette Guerre avec ma mère, que la couverture du livre annonce? Soit on entend par là que le narrateur a vécu une guerre en compagnie de sa mère, soit on admet l’hypothèse que le narrateur a déclaré la guerre à sa mère et que cette dernière le lui a bien rendu. De prime abord, c’est la première hypothèse qui semble la plus plausible, en ce que le lecteur apprend d’emblée que le narrateur est né lors de la débâcle de juin 1940 dans une ville du bord du Rhône (qui pourrait bien être Valence) et que, son père étant alors en captivité en Prusse orientale, il a vécu les quatre premières années de sa vie dans la seule proximité de sa génitrice. C’est précisément là que le bât blesse… Le père étant absent pour une durée indéterminée, la mère reporte sur cet enfant unique toutes ses attentes et son affection. Ce dernier naît avec un catastrophique handicap: on escompte tout de lui, puisque «pour eux c’était un signe du ciel que mon arrivée dans ce merdier». Se trouver d’entrée ainsi promu au grade de «Son Altesse Sérénissime le Prince Espérance» (cela se nomme aussi un titre) ne présente pas que des avantages; et peut même se révéler d’un redoutable encombrement.
Car au surplus d’être venu au jour quand le monde n’était plus qu’une immense nuit, notre aimable narrateur fut affublé, à sa naissance, d’un prénom délicat à porter: il a été baptisé Gabriel, à l’instar d’un fameux archange de la littérature biblique, dont le nom en hébreu signifierait « La-Force-de-Dieu». C’est beaucoup pour un seul homme. D’autant que l’on sent bien que, de Dieu, le cher petit Gaby n’a guère la robustesse: brave type, à l’évidence intelligent, mais pas un foudre de guerre – un peu désordonné dans l’expression et largement dépassé par les événements. Du coup, pour tenter d’échapper à l’étreinte permanente de cette mère trop aimante, abusivement possessive, le gamin lâche la bride à son imagination, se réfugiant dans la lune… ou bien dans le jardin de ses grands-parents: «Les ruches de Grand‑Père et ce mur blanc, très blanc, me sont restés comme l’empreinte d’un été éternel et absolu, immobile et bourdonnant, tranquille et inquiétant, une sorte de Grèce locale et domestique».
Pour son huitième roman, un ouvrage nettement à part dans Ia bibliographie de l’auteur, Arthur BERNARD se livre à une flânerie plus étonnée que nostalgique dans les jeunes années de… de qui, au fait? Car, comme son personnage, le romancier grenoblois est effectivement né à Valence en 1940. Disons que si ce n’est lui, c’est donc son frère; et que, par conséquent, cette proximité imprime un ton particulier au récit. Bien que tressautant (Arthur BERNARD a fait de sa syntaxe hagarde et désorientée une sorte de marque de fabrique), l’écriture semble ici plus posée, plus apaisée, plus tendre peut-être même. Au fur et à mesure que l’on avance dans les pages, les mots se chargent d’une émotion d’autant plus palpable, qu’elle se refuse aux grandes orgues. La mort de la mère, qui clôt le livre et lui confère sa raison d’être, se révèle d’une déchirante sobriété: pudique infiniment, sans pathétisme aucun, juste terriblement désemparée. Avec ce décès, c’est (faute de combattants) la guerre qui cesse; et à plus d’un titre.
Jean-Louis ROUX