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JEAN-LUC CHAPPEY Ordres et désordres biographiques

Dictionnaires, listes de noms et réputation des lumières à Wikipédia

De la fin du XVIIe au début du XIXe siècle s’étend l’âge des dictionnaires marqué par le succès éditorial de genres particuliers et la formalisation d’une pensée classificatoire qui tend à prendre pour objets tous les éléments du réel. Les dictionnaires et les listes s’imposent dès lors comme de nouveaux supports de lecture du monde politique, social ou culturel, un phénomène auquel semble faire écho aujourd’hui le succès de Wikipédia. Or, sous des formes les plus diverses, la mise en liste des hommes, au même titre que celle des plantes ou des animaux, a constitué un événement majeur entre le XVIIIe et le XIXe siècle, soulevant des questions qui résonnent encore aujourd’hui. Des dictionnaires historiques aux nombreuses listes de noms qui envahissent l’espace public, il s’agit toujours d’opérations de qualification et de disqualification, de réputation ou de stigmatisation. La période révolutionnaire offre un laboratoire d’observation privilégié pour saisir les effets de ces listes qui servent autant à inclure les citoyens qu’à exclure les ennemis, en un monde où les repères traditionnels liés à la naissance et aux privilèges naturels ont volé en éclats. L’analyse des conditions de la prise de contrôle de ces listes, l’étude des modalités à partir desquelles se construit l’autorité sur l’écriture des notices biographiques, proposent ainsi des clés qui rendent possible l’étude des dynamiques politiques, sociales et intellectuelles qui se jouent dans et par le biais de véritables guerres de dictionnaires et batailles de noms.
Du Grand dictionnaire de Moréri où s’établit la réputation nobiliaire à la fin du XVIIe siècle à l’entreprise de remise en ordre menée par les rédacteurs de la Biographie universelle ancienne et moderne au début du XIXe siècle où se fonde l’ordre bourgeois , cet ouvrage se propose d’interroger les effets de ces productions, trop souvent canonisées, en les replaçant dans leur contexte de production  tout en mettant au jour les intérêts de leurs auteurs. Souvent méconnus, ces « faiseurs » de dictionnaires ou de listes constituent les objets centraux de cette analyse. Ces ouvrages  tentent en effet d’imposer un ordre biographique à partir duquel se fixent les positions, les statuts et les réputations. On comprend dès lors que créer du désordre en falsifiant, travestissant ou en jouant sur son nom, peut constituer, avec l’avènement de l’individu-citoyen, à l’heure de la genèse et de l’extension de la sphère publique, un moyen de défendre l’intégrité, de plus en plus menacée par l’émergence d’une véritable biocratie, de son propre récit biographique. À l’heure de Wikipédia, cette archéologie du Who’s Who de la société révolutionnée s’impose comme une réflexion politique et critique sur les systèmes de reconnaissance des individus en profondes mutations.

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Ordres et désordres biographiques

La Quinzaine littéraire du 16 au 31 juillet 2013
par Maité Bouyssy

Logiques des listes

Voici un livre qui traite des dictionnaires et des listes, du XVIIIe siècle à nos jours, pour signaler surtout comment ces pratiques du dictionnaire et des listes fondent la « biocratie », l’affichage voulu d’une conformité propre aux temps qui voulaient « terminer la Révolution ». La force de l’ouvrage est d’insérer cette structure et la dénonciation dans la dynamique de renon­ciation politique, quitte à ignorer le chantier plus vaste des forces et des faiblesses des camps en présence.

On a plaisir à suivre l’histoire de ces « mon­tagnes » et montages de papier que furent les grands dictionnaires, le Moreri, toujours cité depuis 1681 avec ses cinq éditions lyonnaises, trois hollandaises et trois parisiennes, le Chaudon, moins connu, qui passa pour ami des Lumières alors qu’il émane d’une société qui veut contrer les modes et les fausses valeurs. En effet, la sécu­larisation de la société du XVIIIe siècle n’a pas seulement créé les « Rousseau du ruisseau », elle oppose vivement les charlatans» aux gens qui se veulent érudits et contestent le transfert du salon au monde des lettres. Rachetée et poursui­vie, l’entreprise fut en rivalité avec « la Michaud », célébrissime Biographie universelle ancienne et moderne, partout présente dans les bonnes biblio­thèques aujourd’hui encore.
Or cette gigantesque entreprise de deux frères, grands travailleurs et royalistes, n’avait été, à ce jour, prise en compte comme objet d’étude que dans L’Empire des Muses de Jean-Claude Bonnet (article de Pierre Burger, ici non cité malgré l’abondance des références). L’affaire éditorialement menée de main de maître entre 1811 et 1828 a clos la Révolution et mis en ordre les réputa­tions, et ce selon l’air du temps. Elle a, par exemple, marginalisé plus qu’il ne se doit l’écri­ture féminine, malgré les vives protestations de Madame de Genlis qui osa en publier immédia­tement un Examen critique peu amène. Lorsqu’elle mourut, en 1830, son portrait n’en fut que mieux servi, les femmes prodigues par nature manquant à l’évidence de savoir et de rigueur. Le XIXe siècle politique, intellectuel et social avait sa structure, à preuve la notice sur Robespierre, tyran incons­tant et incohérent à la merci de la populace. Il n’eut pour seule excuse que de n’avoir pas été l’unique responsable. Les formules de « la Michaud » ont dominé le siècle, codifiant et consacrant les renommées.
La Révolution fut le grand moment de la gestion des hommes par listes, au point d’en inventer les tendances et les catégories, car la liste, et c’est là sa force, révèle et crée des logiques, elle donne à voir et rapproche, quitte à briser des fluidités. L’esprit partisan l’anime et s’en nourrit, elle relance donc les dynamiques tandis que le tableau qui fut le genre antérieur ne donne que le pittoresque d’un moment – et un point de vue. Les nombreux recueils, galeries, dictionnaires ou autres généalogies, construi­saient la critique et l’opinion, ils donnaient une certaine idée de la transparence, quitte à accabler la piétaille littéraire qui ripostait en accablant le manque d’imagination de l’ordre alphabétique ; la liste, elle, accuse, elle dynamise le meilleur et le pire. Les « jeux de nom en révolution » (chapitre central) introduisent par « l’éloquence et la raison » au nouvel ordre qui veut fixer la Révolution, la définition du héros rendant modélisable la « biocratie », à savoir l’écriture de soi avec ou sans utilité immédiate, qui veut récuser l’indignité ou se justifier et gagner son élargisse­ment devant le Comité de sûreté générale décidant de ces récits et de la mise en ordre d’une carrière ou d’une action.
La sortie de la Révolution n’eut pas moins de raisons de se présenter selon les attentes du pouvoir de l’heure. Le « demi-monde des lettres parisiennes » argue tantôt du Tribunal d’Apollon et/ou peste contre la politique officielle, qui, avec les prytanées et toutes les mesures d’instruction publique, galvaude « le sanctuaire de la science » pour une « populace indigne de s’en approcher ». Ce fut ensuite le pain quotidien des ralliements qui les nourrit, la « pulsion de bilan » du Consulat, avant les réels succès de la dénonciation des girouettes chères à Pierre Serna, mais la mise en ordre de la nouvelle donne ne fut jamais aussi sys­tématique que dans « la Michaud », quels que fussent les martyrologes de la mémoire contre-révolutionnaire.
Le livre se termine sur les paradoxes de Wikipédia, qui produit un nouveau type de savoir, mais n’est pas pris en compte en tant qu’objet d’étude pour les historiens. Les polémiques peuvent être encore vives quand il s’agit des notices Robespierre ou Marat, auxquelles on pourrait ajouter Barère. Les médiateurs s’en mêlent, mais le recours à « la source », le mot toujours renvoyé aux scripteurs de cette œuvre collective en perpétuel devenir, ne consiste bien souvent qu’en un ouvrage qui fait autorité. Cela ne permet aucunement d’en arriver à ce dont l’histoire, qui est d’abord interprétation et récit, se nourrit. Il est parfois bon de rappeler que l’ar­chive seule, ou le recours à l’archive, ne fait rien à l’affaire quand la trame narrative ne tient pas. Jean-Luc Chappey sait montrer les polémiques, plus que vives, fort de son intérêt pour une histoire culturelle du politique, mais il reste en retrait des pistes entrevues, ne se permettant pas d’enclencher le chantier qui, à partir de ses propres considérations, redonnerait le sens de l’ordre politique de la bibliothèque. Le retour aux tirages et une histoire encore incomplète de l’édi­tion, malgré nombre d’avancées opérées autour de Jean-Yves Mollier, permettra, à la croisée des concurrences dans les définitions arborées ou attribuées au sein du champ des lettres, de mieux saisir comment la narration et ses supports infor­ment conjointement sur la vraie température des tensions politiques en restituant à chacun sa position.
Le paradoxe de ce livre, tout à fait intéressant, tient à l’air du temps, qui ne propose plus qu’une histoire très en retrait dans tous les domaines, car elle a peur de son ombre, peur de paraître inféodée à une idéologie dominante et peur de reproduire les impasses des polémiques d’hier, tout en restant partisane, c’est-à-dire formulée par des réseaux dont on reconnaît les réquisits avouables et ceux qui le sont moins. Misère des petitesses qui en découlent et ne sont pas qu’af­faire de méthode, mais, avec ou sans le poids des réseaux, on a pourtant là ce qui se fait de mieux en ce moment, car ce n’est pas « un livre pour rien », un livre dont on suppose le contenu ou dont la matière se résume à ce que nos chers pro­fesseurs nous assénaient jadis dans la très mandarinale prétention du « comme chacun sait ».

Maïté Bouyssy

Biographie

Jean-Luc Chappey est maître de conférences habilité à diriger des recherches en histoire, il est actuellement rattaché à l’Institut d’histoire de la Révolution française (Ea 127) de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Ordres et désordres biographiques – Jean-Luc Chappey 2013