«Paris n’est Paris qu’arrachant ses pavés» écrivait Aragon, érigeant ainsi la Rue du Paris des révolutions au rang de sujet politique.
La manifestation de rue, distincte des mouvements de la Rue du premier xixe siècle par lesquels bien des régimes se sont faits et défaits, est contemporaine de la ville haussmannienne, ou plutôt de son achèvement.
À Paris, dès l’avènement de la IIIe République, la manifestation a tissé avec les rues palimpsestes des relations étroites, propres à créer des territoires – où se donnent à lire et à voir, pendant un très long siècle, des années 1880 à nos jours, les liens intriqués et noués entre l’histoire et la capitale, entre le cortège protestataire et sa mémoire, entre l’événement et sa représentation, soit autant «d’espaces-récits». Ces liens n’ont cessé d’être perpétués et constamment retravaillés, des décennies durant.
À la croisée de l’histoire urbaine et de l’histoire politique, cet ouvrage, fondé principalement sur les archives et les recensions de la préfecture de police, pour certaines inédites, s’attache à la gestation de cette géographie manifestante, en même temps qu’aux bouleversements qui l’affectent depuis une quarantaine d’années et à leurs causes.
Ses conclusions ébranlent bien des idées reçues. Notamment par la mise en évidence des multiples mutations des espaces de souveraineté populaire dont la «ville-scène» offre le spectacle. Manifesterait-on aujourd’hui davantage dans les prestigieuses artères et esplanades de l’ouest de la capitale qu’entre la Bastille et la Nation ? Après des décennies de mutations urbanistiques, sociales, politiques et culturelles, la rue peut-elle encore, au XXIe siècle, demeurer «le terreau fécond du peuple de Paris» ?
Revue de presse
1880-2010
Extraits de presse
MARIANNE 2 (Déc. 2010)
J’ignore s’il existe en Angleterre ou en Allemagne un historien des manifestations. Il doit en exister. En France, en tout cas, nous avons Danielle Tartakowski, une femme obstinée, enseignante à Paris VIII, dont on peut lire régulièrement des petites sommes sur le sujet. En 2004 elle fit paraître « La Manif en éclats », en 2008 « La Manifestation », et cet automne : « Manifester à Paris 1880-201 ». Cette fois-ci, le mot à retenir dans ce titre, c’est Paris. Je m’en excuse auprès de ceux qui n’habitent pas la capitale, mais je les rassure tout de suite : la majorité des Français vivent aujourd’hui sur des territoires péri-urbains, ruraux et industriels et dans des petites ou moyennes communes. Et puis le Paris populaire n’est plus, la transformation des anciens quartiers populaires en quartiers bourgeois a totalement transformé le visage de la ville de Gavroche, ainsi que l’allure des Parisiens. En matière de manifestation, la France de l’Ouest et la France du Sud n’ont plus rien à envier au pavé parisien. Ce tournant historique n’a pas détourné Danielle Tartakowski de son sujet. Pendant longtemps en effet la rue fut le terreau fécond du peuple de Paris, elle fut une figure de Paris, peut-elle le demeurer ? Que se passe-t-il comme aimait à dire Gilles Deleuze, lorsque le peuple vient à manquer ? Doit-on se contenter de stigmatiser le mauvais peuple et sombrer dans ce que Pasolini appelait l’antifascisme facile ? Rien n’est moins sûr. Car l’idée d’un peuple qui manque n’est pas simplement une question de nombre. Paris s’est vidé de son peuple, mais il s’est aussi vidé de sa substance : la mixité sociale. Et le séparatisme culturel y est aussi fort que le séparatisme social.
Reste donc la manifestation. Un retour en arrière s’avère nécessaire pour qu’elle survive à ces mutations sociales sans précédent. Vous connaissez le film de Rivette « Paris nous appartient ». Et bien il faut retourner la question : à qui appartient Paris, hier et aujourd’hui ? La rue parisienne qui fut le berceau des Révolutions a recouvré son énergie avec l’avènement de la République dans les années 1880. Le peuple s’est réapproprié le Paris d’Hausmman qui voulait normaliser, rationaliser, civiliser la rue. Même si la Commune, déjà, avait symbolisé la reconquête de la ville par la ville, ces années marquent un tournant. Il n’est donc pas surprenant de voir défiler le peuple en 1881 pour le 79ème anniversaire de Victor Hugo et s’amplifier au cours de cette période, les monômes étudiants qui eurent tant d’importance en 1944. Pas de monômes, pas d’UNEF. Mais le peuple n’est pas un bloc. Au début du XXème siècle, les manifestations nationalistes font concurrence aux manifestations socialistes. Et tandis que les messieurs en costume manifestent au Quartier Latin, les ouvriers, eux, rêvent de descendre sur les Boulevards. L’histoire des manisfestations se confond alors avec l’histoire de la conquête des territoires urbains.
Le lien avec le présent se fait, tout naturellement. Danielle Tartatakowsky se situe à la bonne distance pour appréhender le temps long et le temps court. Son étude est passionnante. Un siècle après cette première reconquête, le tableau se complexifie. N’étaient les manifestations de tout l’éventail politique, il faut désormais compter avec les manifestations des « sans » place de la Réunion ou Quai de la Gare. À quoi s’ajoute les manifestations religieuses qui investissent de nouveaux sites. Et malgré le RER, en dépit des flux d’usagers qui arpentent le parvis des gares, une culture parisienne de la ville close se pérennise souligne l’historienne. Paris s’est vidé de son peuple, mais le Grand Paris n’est pas encore. Érix Hazan à la fin de « L’invention de Paris » évoquait cette possible excentration. Ce jour-là, peut être, Paris redeviendra une ville ouverte à toutes les manifestations de l’esprit public…
Philippe Petit