Noé Brideuil, génial linguiste, auteur d’un savant dictionnaire pragmatique de la langue française d’une conception entièrement originale, Alex, son neveu et fidèle collaborateur, et Ana, la sœur de ce dernier et jeune épouse du loufoque professeur, sont les protagonistes d’une aventure échevelée dont l’intrigue conjugue, par un véritable tour de force, l’idée ancienne de la toute-puissance du verbe et les vertiges contemporains de la réalité virtuelle. Cette science-fiction sur la fiction littéraire, écrite dans un style ironiquement cuistre et précieusement cocasse, convoquant implicitement le modèle du Voyage au centre de la Terre de Verne, recouvre en fait une architecture logique souterraine d’une étourdissante complexité basée sur un postulat de langage et quelque vingt contraintes
surdéterminant le texte.
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Le domaine d’Ana
L’extrait
(pp. 9-11)
CHAPITRE I
LA DEMEURE ENCYCLOPEDIQUE DU PROFESSEUR BRIDEUIL – PORTRAIT CONFORME DU SEIGNEUR ET MAITRE – UN DICTIONNAIRE ORIGINAL – LA SYNTAXE COMBINATOIRE – LE LOGICIEL PRAXIS
Le 23 mai 1991, un samedi, mon oncle, le professeur Brideuil, qui d’ordinaire s’endormait insensiblement dès les premières pages de notre lecture vespérale, perdit pied moins vite que les autres soirs. Ses paupières de grand-duc, même au beau milieu du sommeil, avaient toujours refusé de se fermer: je ne pris donc pas garde à cet infime décalage dans l’ordre de nos rites. J’ignorais encore que celui-ci allait bouleverser ma vie.
Esquissons le décor, pour commencer, sans que la pensée même tourne bride.
Située à sept lieues du centre-ville dans une avenue en cul-de-sac, la haute bâtisse que nous habitions alors se dressait au cœur d’un jardin désert qui se peuplait de reflets hostiles dans les ténèbres ou par temps de pluie. On la regagnait toujours hanté de sourdes appréhensions. La première fois que j’y vins, précisément par une nuit pluvieuse, je crus que mille yeux, couteaux et autres canons de mousquets, me guettaient de partout comme au coin d’un bois.
Bref, l’un de ces lieux où l’on craint d’être détroussé à chaque pas de tout ce qui prête à revente, si pauvre qu’on soit, bagage, montre et chemise.
Rare entre tous, le spectre d’immeuble où je vécus cependant mes plus belles années n’était pas plus engageant que le site. De toutes les époques, de tous les styles, vous eussiez dit la planche maison des vieux dictionnaires encyclopédiques, où-la volonté d’illustrer le profus vocabulaire architectural réunit les ornements les plus disparates sur une même façade et couronne le toit de mille et une adjonctions saugrenues, girouettes, belvédères ou cheminées à emboîtements, l’ensemble voué d’avance à se désolidariser et, consolidé à l’économie, jouant de toutes ses anches les soirs de tempête.
Il s’agissait du treizième ou du quatorzième domicile de mon oncle qui avait l’habitude de tout quitter, hormis ses idées fixes, le jour où il constatait que ses habitudes en un lieu donné devenaient trop machinales. Non sans quelque délectation provocatrice il ne manquait jamais, en ses rares moments d’épanchement, de me fournir le pourquoi d’une éthique si exigeante qui bouleversait en priorité la vie des autres :
– Bridé qui s’attache! hurlait-il. A voir trop longtemps les mêmes objets, on en perd toute conscience claire, mon cher Alex, on perd le sens de leur réalité. On les creuse de souvenirs, de souvenirs de souvenirs, de nostalgie, de fadaises, bouark!
Evidemment, c’était là une déclaration de guerre. Ce qu’il s’obstinait à appeler ma propension au rêve attisait immanquablement ses sarcasmes. Et comme immanquablement je répondais à
1 l’attaque avec autant de fougue qu’il y mettait de malignité, l’occasion lui était belle de m’aspirer au plus vite dans l’une de ces dialectiques rodées au marbre, où le mot sentiment eût paru aussi incongru qu’une essence de fleur dans un moteur à trois temps.
– Sachez que je m’attache aux objets, protestais-je, et j’aimerais bien voir comment vous m’empêcheriez d’y fixer mes réflexions, mes vertiges!
– Malheureux Alex! Tu ne pourras bientôt plus parler d’un vase de nuit sans prétendre y fourrer de surcroît mille souvenirs d’enfance pieusement sentis, dans ton vase! et te retrouver tout ébahi que les autres n’en retiennent qu’un pot de chambre, lyrisme à part…
En ce point de mon récit, il convient de tracer le portrait conforme de ce personnage difficile, mais à coup sûr hors du commun, dont le rôle sera déterminant dans la suite de mon aventure.
Représentez-vous un homme grand et maigre, alors au milieu de l’âge, un axe d’homme dont la chair eût été oubliée et dont l’habit pendait comme un voile de beaupré dans la bonace. Une semi-couronne de cheveux crépus, eux-mêmes indémêlables au vent et qui assuraient une symétrie constante au visage, cernait encore à cette époque un front généreusement bombé, de ceux qu’on prête volontiers aux penseurs parce qu’ils se montrent accueillants aux lumières.
Et sans doute, mon oncle pensait! Il suffisait pour s’en convaincre de croiser un instant ses yeux noirs aux reflets d’obsidienne, ardente émergence de l’épimagma qui couvait. Si vous ajoutez au profil un nez en bec d’aigle et une bouche, plus fissure que bouche, prodigue en propos sulfureux lorsqu’elle s’ouvrait et relayée, lorsqu’elle se fermait, par une pipe aux éruptions non moins sulfureuses, vous le connaîtrez assez pour préférer l’effigie au modèle.
Négligent quant à sa mise, il avait seulement renoncé, depuis son mariage, à ces chemises blanches ridicules, dont les plis coulaient du col dur comme le suif le long de la chandelle. Pour le reste, il s’obstinait à porter les mêmes nippes été comme hiver : une veste d’intérieur nouée à la taille qu’il retournait quand elle montrait sa trame, et une pèlerine doublée pour ses sorties, qui semblait indifféremment le protéger des frimas et de la canicule.
– Dites-moi quelle définition assimile un vêtement à un braséro ou à un climatiseur ? Un vêtement est ce qui couvre le corps : je couvre le mien!
Revue de presse
Le Domaine d’Ana
Ecriverons et liserons
L’extrait de presse
Le Nouvel Attila
(avril 2005)
Il me paraît primordial de signaler, à l’intention notoire de quiconque nourrirait un préjugé négatif envers Lahougue, qu’il est un auteur protéiforme, mimétique, dont chaque œuvre de fiction convoque ses propres règles de style et d’agencement du récit. Ceci conduit à des textes si variés que je ne connais aucun admirateur inconditionnel de Lahougue: untel porte aux nues tel texte pour détester tel autre qui fait les délices d’un second. etc., etc.
Les termes de parodie ou de pastiche sont inadéquats pour décrire ce travail de mimétisme, lequel vise à aller jusqu au bout de potentialités inexploitées d’un auteur ou d’un genre littéraire pour produire une sorte d’oeuvre ultime, dans laquelle l’auteur susdit ne se reconnaîtrait d’ailleurs peut‑être pas, mais qui constitue du moins un objet textuel autonome. Lahougue (1945-) a débuté dans la collection Le Chemin de Georges Lambrichs, Des cinq volumes publiés de 1973 à 1980 chez Gallimard n’est disponible que le dernier, Comptine des Height, construit autour de Dix petits Nègres d’Agatha Christie.
Ce suspens décalogique égrène une série de dix morts close parle suicide du baronnet John Height, traduction littérale du nom de l'(h)auteur, hougue signifiant « hauteur » en normand: or cette Comptine a faille sonner le glas éditorial dun auteur qui aggrave ce péché originel de hauteur par le double crime de la morgue. Lahougue osa refuser le prix Médicis à lui décerné alors que les imprimerie tiraient à toute berzingue Comptine des Height pour aIimenter Ies voraces têtes de gondole, dont le versatile appétit se tourna aussitôt vers Cabinet-portrait de Jean-Luc Benozigllo au Seuil…
« Mes dix Height valent mieux que Médicis! » aurait proféré ce médisant culturé. De quoi transformer bien des héditeurs en hésiteurs, à commencer par Gallimard mais il existe encore des maisons dont le premier souci est la qualité, grâce auxquelles le nom de ce proscrit n’a pas disparu de la scène littéraire…
S’il faut attendre 1987pour que Les Impressions Nouvelles publient La Doublure de Magrite, c’est que ce pastiche apparent d’une enquête de Maigret constitue un tour de force patiemment élaboré dans lequel la plupart des « hougolâtres » reconnaissent le chef-d’oeuvre de l’auteur. Je témoigne ainsi que ce roman a transformé mon approche de Simenon, au point de rire aux éclats en abordant désormais son oeuvre, tant Lahougue a réussi à saisir ses tics d’écriture et à les magnifier par juste ce qu’il fallait d’exagération
On peut jouir naïvement de La Doublure de Magrite, sans soupçonner la prodigieuse contrainte de situation qui en a gouverné l’élaboration, contrainte qui actualise idéalement l’univers romanesque de Simenon sinon l’essence de la littérature même. Je ne crois pas devoir en dire plus pour laisser le lecteur découvrir lui-même ce que cache la limpidité apparente de ce récit qui contient cependant tous les indices nécessaires à son élucidation.
Le Domaine d’Ana est un véritable OVNI littéraire, un Opus Vernien Non Inventorié, qui frappe la francophonie en 1998, grâce aux éditions Champ Vallon C’est ici un Voyage Extraordinaire au centre du langage qui est proposé, sous la houlette du lexicologue Noé Brideuil, où les héros piégés dans un monde virtuel créé par les mots trouveront leur salut précisément dans ces mêmes mots.
Ce fruit de dix ans de travail est absolument dingue, inimaginable dans sa sophistication et dans sa absurdité. Il suffira de dire qu’un lecteur qui désirerait connaître le dénouement du livre devra, après avoir résolu divers cryptogrammes, compter les mots de chaque phrase du livre (il y en a 2775, et qui ne sont pas forcément courtes) et extraire les mots centraux des phrases comportant un nombre impair de mots,
En fait ce dénouement n’est pas indispensable, mais les amateurs le trouveront dans un ouvrage complémentaire, Ecriverons et liserons en vingt lettres, contenant d’une part les échanges entre Lahougue et Laclavetine à propos de ce livre et de la littérature à contrainte en général, d’autre part la description des 38 (!) contraintes gouvernant Le Domaine d’Ana et les clés de tous ses cryptogrammes.
Après tout, un lecteur béotien n’a pas besoin d’être au courant de toute cette machinerie, et cette histoire pleine d’humour se lit agréablement, malgré les contraintes: « malgré » car est certain qu’un écrivain raisonnablement doué pourrait en donner une version plus fluide, en s’absolvant de tout carcan, mais cette réécriture n’existe pas, et je ne connais pas d’autre oeuvre romanesque dont le sujet suit aussi intimement le langage, sujet pourtant littéraire s’il en est.
Je ressens pour ma part Le Domaine d’Ana comme une nécessité, et qu’un livre puisse être si précisément ce dont il parle ne cesse de m’émerveiller. Pour peu enfin qu’on se prête au jeu de vérifier si Lahougue a bien fait son boulot, on découvrira quelques facéties gratifiantes. Mieux encore, une étrange magie semble avoir doublé ses intentions par des jeux imprévus dont on trouvera quelques exemples ici (http://perso.club-internet.fr/remi.schulz/divers/lahougue)
Lahougue a suivi le modèle des Voyages Extraordinaires jusqu’à illustrer lui-même son livre, par une série de gravures régies par un jeu de contraintes d’une accessibilité bien plus immédiate que les contraintes textuelles, et c’est encore un tour de force qui justifierait à lui seul la possession de ce livre unique.
Lahougue, ce sont encore des nouvelles, marquées du même esprit de remise en jeu de la littérature par la littérature, et des textes divers, à découvrir dans diverses revues (Texte En Main, Formules… ou dans les recueils publiés aux Impressions Nouvelles.
Rémi SCHULZ