Ce cinquième volume montre, à travers les différents champs de la connaissance scientifique, comment l’idée de totalité possède un sens heuristique, de recherche, et téléologique, d’objectif à atteindre. Ce livre va par conséquent à l’encontre d’une représentation dominante, aujourd’hui, d’une science vouée à l’inachèvement et à la parcellisation. Il montre par là même à quel point est erronée l’idée d’une totalité qui ne serait bonne que pour la métaphysique.
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Entrée
La science avec la totalité 5
I. LES CATÉGORIES 11
1. La totalisation 12
A) l’unité 12
a. la science universelle 13
a) l’unité de l’esprit 16
b) l’unité du langage 20
g) l’unité du réel 24
b. l’unification 32
a) synthèse ou hégémonie 34
b) les associations interscientifiques 41
g) la logique et la systématisation cognitive 50
B) Le holisme 56
a. Le holisme méthodologique 57
b. Le holisme ontologique 62
C) L’induction 70
D) L’implication totale 75
a. La théorie 75
b. La réversibilité du microscopique et du macroscopique 79
E) L’achèvement 84
2. La détotalisation 90
A) Savoir et connaissance 92
B) La distinction scientifique 100
a. L’analyse 103
b. La spécialisation 112
c. Les principes du partage des sciences 116
C) L’irréductible hétérogénéité du réel 125
a. L’irréductible hétérogénéité des domaines de réalité 129
b. L’irréductible hétérogénéité des échelles de réalité 136
D) L’inachèvement 143
a. Le provisoire 147
b. L’incomplétude 151
conclusion:
La totalité malgré tout: la fourmi, l’abeille et l’araignée 161
II. LES SCIENCES LOGICO-MAHÉMATIQUES 171
1. Le holisme mathématique 174
A) Le primat du tout 175
B) La notion de système complet: l’axiomatique 181
C) La sémantique de la totalité 186
2. La conquête de la totalité 190
A) La raison totalisante 190
a. L’induction mathématique 191
b. L’exhaustion et l’exhaustivité 193
B) L’élargissement conceptuel 194
a. L’universalisation de l’objet 199
b. L’extension vers la singularité 209
3. La totalisation de l’infini 212
4. L’unité des mathématiques 224
A) Dispersion et (ré)unification 227
B) Les opérateurs d’unité 233
5. Paradoxes et incomplétude 237
A) Les paradoxes 238
B) L’incomplétude 246
III. LES SCIENCES DE LA RÉALITÉ PHYSIQUE 257
1. La science de l’univers 259
A) Le statut de la cosmologie 263
a. De la métaphysique à la physique: du cosmos à l’univers 263
b. Au-delà des limites prescrites de la connaissance 269
B) L’objet de la cosmologie 274
a. Totalité dans l’espace 275
b. Totalité dans le temps 277
C) Unité et horizons 287
a. L’unité de l’Univers et sa singularité 290
b. Un système ou un système de systèmes 296
c. Horizons et autres univers 302
2. Les sciences de la matiÈre 311
A) De l’Un à l’unification 313
a. Dialectique de l’un et du multiple 313
b. L’union des théories 323
B) L’unité du réel 334
a. Singularités classiques, systèmes aujourd’hui 335
b. Sur la terre comme au ciel 336
c. Répertoire et classification 339
d. La symétrie 341
e. Les invariants 343
f. La matière-énergie 344
g. Du microscopique au macroscopique 346
h. La non-séparabilité 348
i. De l’élémentaire au cosmique: les voies de l’extrapolation 352
C) Les irréductibilités d’échelle et de plan 354
a. L’asymétrie 354
b. Aller simple 356
c. L’indéterminisme 364
conclusion: l’outrepassement métaphysique 367
3. Les sciences de la terre 377
A) Des sciences holistiques 378
a. Unité et singularité de la Terre 382
b. Sous bénéfice d’inventaire 389
c. La dialectique de la totalisation et de la spécialisation 391
d. Un tout dans la totalité 394
B) La géologie 399
a. Le système de la science géologique 400
b. Le système de la réalité géologique 405
C) La géographie 409
a. À la conquête de la Terre 410
b. La géographie entre deux touts: la nature et l’homme 412
c. Science du tout et science de l’espace différencié 415
4. Les sciences du vivant 420
A) L’unité de la vie 426
a. L’unité du vivant 427
b. L’unité des vivants 437
B) Le catalogue de la vie 450
a. L’inventaire 451
b. Le système 458
C) Les trois dialectiques 466
a. Mécanicisme et organicisme 467
b. Tout et partie 475
c. Holisme et réductionnisme 495
D) L’écologie 516
a. L’économie de la nature 520
b. Le système de la nature 530
c. De l’écologie à l’écologisme 545
E) La vie de l’univers 555
a. L’univers vivant 556
b. La vie-univers 561
Conclusion: l’impérialisme biologique 565
IV. LES SCIENCES DE LA RÉALITÉ HUMAINE 577
1. Les généralités 579
A) La dialectique de la totalisation et de la détotalisation 580
B) L’unité des sciences de la réalité humaine 585
a. L’unité négative 586
b. L’unité positive 591
C) Les holismes 602
a. Holisme et anti-holisme 604
b. Les conceptions holistiques 617
D) L’impossible totalisation 627
2. Les champs 635
A) La psychologie 635
a. L’unité de l’homme 636
b. Psychologie ou psychologies 642
c. La conception holiste du comportement 644
d. Le moi disséminé 666
e. L’individuel et le collectif 669
a) Le passage de l’individuel au collectif 670
b) Psychologie sociale et psychologie collective 673
g) L’individu et l’histoire 675
B) La linguistique 678
Introduction: singularité et universalité de la langue 678
a. Le point de vue de la totalité 680
a) La totalité extensive: l’exhaustivité 681
b) La totalité intensive: le système 683
b. Multiplicité et unité des langues 697
Conclusion: la linguistique comme modèle 706
C) La sociologie 708
a. Le tout social 710
a) Le modèle organiciste 711
b) Le modèle systémique 719
g) L’individuel et le collectif 725
d) La porte et le pont 733
b. Généralités et spécialités 736
a) Compréhension et explication 736
b) Typologie et évolution 738
g) Analyse et synthèse 740
d) Holisme et individualisme 743
c. Une totalité disassociative 754
a) Les forces de la division 756
b) La multiplicité des plans 761
g) La (ré)intégration 764
D) L’anthropologie 769
a. Le tout culturel 771
b. Le fait social total 783
c. Exhaustivité et universalité 798
E) L’économie 811
a. Le holisme économique 812
a) Méthodologie 813
b) Les deux totalités économiques 820
g) L’histoire 826
b. Microéconomie et macroéconomie 829
a) Définitions 829
b) Irréductibilités 832
g) Pensées de synthèse 835
c. Détotalisation 838
a) La maison 840
b) L’homme réduit 842
g) La nature oubliée 848
d. L’impérialisme économique 850
e. L’inachèvement économique 856
a) L’incomplétude des données 858
b) La béance du temps présent 860
F) L’histoire 862
a. La conquête de l’universel 863
a) L’espace du monde 864
b) Le temps de l’histoire 869
g) La totalité de l’existence 870
b. L’histoire et les autres sciences 876
c. La fourmi et l’araignée 880
a) De la métaphysique à la synthèse de l’histoire universelle 880
b) Le holisme 891
g) La résurrection intégrale du passé 904
d. Les limites de l’universel et de la totalisation 912
a) L’histoire partielle/partiale 915
b) L’histoire manquante 918
g) L’histoire plurielle 920
d) L’histoire inachevée 922
Le passage à l’histoire 927
Bibliographie 929
Index général 947
Table des illustrations 948
Table des matières 950
Lire Ph. Petit dans Marianne et R.P. Droit dans le Monde sur la Totalité
QUI REVAIT D’ETRE TOUT
C’est un projet démesurément ambitieux qu a entrepris ce Victor Hugo de la philosophie. Car Christian Godin, à l’image de Léonard de Vinci, caresse l’espoir d’avoir des « clartés de tout », et rêve de toucher du doigt l’homme universel.
Par Philippe Petit. Illustrations: René Botti
La philosophie est-elle tendance? Au train où vont les choses, la question finira bien par se poser, Les discoureurs au placard. Place à l’émotion. Les systèmes, on a vu où cela nous menait. Le rationalisme dominateur a vécu, le savoir total est un fantasme, place à la spécialisation, aux disciplines, aux discours étanches, à la littérature intime, à l’expérience plurielle. Inutile de vouloir recoller les morceaux, la société est éclatée, le territoire fragmenté, les individus sont déjantés, les hommes et les femmes ne se causent plus, finie l’unité, adieu la solidarité, l’heure est à la flexibilité, à la différence, au chacun pour soi, au culte du moi. La connaissance s’éparpille, le savoir se disperse, la culture se dissémine, les réseaux se constituent. Chacun son site, et après moi le déluge. Il n’y a plus personne pour se recueillir sur le tombeau des intellectuels, l’histoire balbutie, les États se démembrent, la culture ethnique est de retour, le particularisme vaincra. Stop.
Il y a au moins en France un penseur qui étouffe, qui n’en peut plus, fulmine dans son coin, et refuse cet état de choses. Il s’appelle Christian Godin, Il a 51 ans. C’est un autodidacte. Enfin, pas tout à fait. En tout cas, un électron libre. Sans maître. Un solitaire qui écrit de temps en temps dans Marianne sur Kant, Schumpeter, Sartre. C’est un universitaire qui lit les journaux, enseigne la philosophie depuis peu à Clermont-Ferrand, vit à Saint-Maur, en banlieue parisienne, dans un modeste pavillon, à deux pas de chez ses parents. C’est un fou, une sorte de Victor Hugo de la philosophie, un peu paysan, un peu sorcier, une force qui va, qui a décidé un jour de se mesurer à son époque, de ne pas l’écouter, et de refuser son diktat, ses appels à l’émiettement, à l’éparpillement, à la singularité diffuse, au repliement, au renoncement. Il a décidé, tout seul, il y a vingt-cinq ans, d’écrire une encyclopédie philosophique, de « parler de tout », et de reconstituer toutes les figures possibles de la Totalité depuis l’aube des temps jusqu’à nos jours. Un travail total. Une vue d’ensemble. Dans l’espoir, comme disait Molière, d’avoir des « clartés de tout ». Je dis bien de tout: philosophie, politique, art, littérature, sciences, histoire, religion, mythologies, et. Tout sur tout, y compris sur ceux qui cherchent à ruiner par leurs anathèmes ou réfutations savantes l’idée même de totalité, de savoir absolu, ou d’unité possible entre le cosmos, la société, et l’existence individuelle. Et Dieu sait s’ils sont nombreux, les philosophes, ou les scientifiques (surtout des logiciens) de la totalité refusée, de la totalité vaine et impossible: Pascal, Bertrand Russell, Jacques Lacan, Louis Althusser, Jacques Derrida, etc. Et puis, on ne le sait que trop, la Totalité, comme horizon de pensée, comme désir de compréhension, comme possibilité de réconcilier le concept et le réel, a mauvaise presse, Confondue qu’elle est avec « le totalitarisme », écrasée par la puissance de frappe de tous les anti-hégéliens, anéantie par la psychanalyse, le nietzschéisme français, le courant déconstructionniste, l’antiuniversalisme dominant, elle semblait s’être retirée à jamais, depuis Sartre, dans les couloirs de la mort. Or voilà qu’elle refait surface en huit volumes (3 000 pages!), et que, sans lever le doute sur tous les soupçons qui pesaient sur elle, elle parvient à se rendre utile, nécessaire même, en ces temps de célébration de la différence et de tranquille pluralisme.
Christian Godin est un reconstructeur. Un refondateur. Mais il ne s’enferme pas dans les principes. Il les multiplie. Il traque la multiplicité derrière l’apparente unité de la pensée, il s’accroche à son sujet comme un forcené, et, avant de se lancer, s’explique dans un long prologue. Pourquoi tant de haine contre la totalité, pourquoi tant de méfiance, se demande-t-il? Bien sûr, la totalité de la connaissance est un leurre, et nul homme ne parviendra jamais à connaître tout, mais il n’est pas possible de s’en passer. Même ceux qui la contestent savent la totalité de la connaissance impossible, reconnaissent la nécessité de cet impossible. L’art de Picasso n’est-il pas une totalité réalisée? La connaissance ne s’inscrit-elle pas sur fond d’unité? « Il est difficile de prétendre que, par principe, notre esprit éprouve spontanément qu’il est fait pour l’unité […], mais il est tout aussi difficile de penser que le désir d’intelligibilité pourrait se passer de l’idée du Un », remarque le physicien Etienne Klein (1). Qu’est-ce qui rapproche une étoile, un nuage, un flocon de neige? Rien, en apparence. Et pourtant, « quand bien même la multiplicité du monde serait irréductible, l’unité a incontestablement à voir avec la façon dont nos idées se polarisent et se structurent ». Que serait l’unité du genre humain sans cela? Que serait la longue histoire des hommes? Il n’est pas vrai que tous les discours sont incommensurables les uns par rapport aux autres et qu’il faille rejeter d’emblée l’idée de système, adopter le point de vue de la partie contre le tout.
Une parcelle de terre ne sera jamais la totalité de la parcelle, il faudrait pour cela étudier la totalité du tout. « Contre la totalité, on a fait feu de tout bois et flèche sur tout », s’indigne Godin. Contre la totalité on a invoqué tous les désordres: « Ceux de l’univers physique (l’indétermination quantique), ceux de l’histoire (Auschwitz), ceux de l’être humain (l’inconscient). » Dans un livre paru en 1984, le philosophe Jean-François Lyotard date du milieu du XXe siècle la fin de « l’unité totalisante », de « l’universalité » qui désormais, selon lui, fait défaut à la pensée. L’essayiste Pascal Bruckner renchérit en 1994. « Il faut renoncer, écrit-il, au rêve de l’homme universel que caressait la Renaissance » (2).Tout se passe comme si on avait voulu substituer au déterminisme l’indéterminisme, au sens de l’histoire, l’aléatoire et le chaos. A quelles fins? Et pourquoi tant de manichéisme? Le capitalisme sauvage en Russie vaut-il mieux que le communisme? Il a fallu convaincre l’opinion que l’histoire marquait une pause, et que, après les totalitarismes, il ne pouvait y avoir de place que pour la douce discontinuité du temps qui passe, que le bonheur démocratique était enfin arrivé. Le charme discret de la marchandise se devait d’effacer le tragique de l’histoire et démasquer les profondes inégalités qui se creusaient entre les affamés, les réfugiés, les victimes, et nous. Il fallait non seulement renoncer à la « maîtrise » de notre destin, mais aussi à sa compréhension, et saluer ce nouveau désordre comme une libération par rapport aux errements du siècle que la raison avait pourtant réussi à stopper.
Il est étrange de se repasser le film à l’envers. Que de chemin parcouru.
Au prétexte que le vieil Hegel avait dit que « le vrai est tout », d’aucuns se sont persuadés qu’il était impossible de combiner à la fois la raison et l’expérience vécue, qu’il était inutile de chercher à comprendre le développement de l’expérience historique (3). Haro sur la dialectique. Ce qui fédère la pensée contemporaine, selon Godin, par-delà sa variété et ses oppositions, c’est son constant « refoulement de Hegel ». Hegel est l’homme à abattre, l’ennemi numéro un de ceux que l’on a appelés « les nouveaux philosophes » (André Glucksmann surtout). Plus jamais ça. Il ne faut pas s’étonner aujourd’hui que Napoléon passionne les lecteurs. La France est sortie de l’histoire. Mais il y eut pire. Plus sournois encore que cet acharnement contre Hegel, il y eut la haine de la Raison. Au prétexte que Adorno, le principal représentant de l’école de Francfort, avait dit en 1944, « le tout est le non-vrai », « la raison est totalitaire », on se persuada qu’elle l’était. « Sur les camps de la mort, la raison planait comme une immense chauve-souris. Le savoir absolu partait en fumée », écrit Godin. Désormais, tout ce qui englobe exclut. On convoque la mémoire des camps pour mieux se retrancher du présent. On se méfie de la cohésion. On préfère la dispersion. On rend la Révolution française et Rousseau responsables du Goulag. Que désire-t-on? Que l’homme s’absente de l’histoire pour mieux contempler son cours, qu’il ne soit plus convoqué à servir, mais seulement à se soumettre aux puissances hégémoniques qui le dépassent. C’est ainsi que, sous les décombres de la Raison, et dans les marges de la société, émergea, sous le nom d’exclusion, de sans-abri, de sans-domicile fixe, de réfugiés sans-patrie, tout ce que ladite raison avait laissé choir. Le siècle s’achevait dans la débâcle. La politique pouvait renaître à Porto Alegre.
Ce contresens sur le totalitarisme est une des origines du livre de Christian Godin. Ce n’est pas un hasard si le philosophe Enzo Traverso écrit dans la présentation de son récent recueil consacré au totalitarisme que celui-ci est un concept abstrait, tandis que la réalité historique est une « totalité concrète », mouvante et plurielle (4). C’est justement ce que veut dire Godin lorsqu’il parle de la totalisation historique et oppose le totalitarisme (totalisation intensive) à la mondialisation (totalisation extensive). L’histoire est processus. Le cauchemar avorté du totalitarisme fut, selon Godin, beaucoup plus une soif aveugle d’absolu que de totalité. La pratique totalitaire est épuratrice. Elle est un pur déni de l’universel. Tandis que la mondialisation (heureuse ou malheureuse, c’est une autre affaire) réintroduit un sens de l’histoire que l’on croyait perdu, le totalitarisme est exclusiviste et irrationnel. « Méfions-nous du piège mortel de la cohérence », disait Mussolini. Méfiez-vous de la métaphysique, dira Heidegger, des pensées englobantes, des systèmes qui font mine d’oublier le mystère de l’Être et l’indicible éclair de nos pensées. Le mépris de la métaphysique chez Heidegger et son soutien au national-socialisme vont de pair.
Godin reprend donc le programme à l’envers et se demande pourquoi, de Levinas à Lacan en passant par Heidegger et bien d’autres (Sartre étant une exception), l’ennemi commun est la totalité. « La totalité commence dans l’injustice », disait Levinas. Toute son éthique de l’Autre est fondée sur cette idée. « Le visage arrête la totalisation. » Ces formules se résument en une phrase: la totalité, c’est la guerre. Les relations entre humains sont non synthétisables. L’Autre me précède. Il y a un côté Lego dans la philosophie et les sciences humaines que l’auteur assume. Il décortique les systèmes, pour mieux les reconstruire. Ses allusions à la psychanalyse sont fréquentes. Le brave petit sujet de Lacan est aussi à sa manière une machine de guerre contre la maîtrise et la totalité. Contre l’humanisme hégélien. Cela est évident. Il suffit de lire le Séminaire II sur « le Moi » (5). En Poche désormais. Un beau livre, où la ligne de démarcation entre la philosophie et la psychanalyse est clairement exposée. Partout où on se promène dans l’océan du savoir, on rencontre la totalité.
C’est pourquoi Christian Godin la décrit sous toutes ses formes, tous ses usages, toutes ses variations possibles. Il recense les nombreuses expressions du désir de totalité (« Je suis oiseau, voyez mes ailes – Je suis souris, vivent les rats », disait La Fontaine), fait une analyse minutieuse des catégories de la totalité (l’être, le ciel, la terre, l’infini, le tout, etc.). Il explore toutes les combinaisons possibles. Il résume vingt-cinq siècles de philosophie dans le volume III qui vient de paraître (6). Comment ne pas être séduit par un tel travail? Toutes les civilisations sont convoquées. Les écoles brahmanistes côtoient les grands maîtres de l’Occident. Les ennemis du tout voisinent avec les acharnés du globalisme. Un chapitre sur Sartre éclaire admirablement le thème de la totalisation infinie. « Sur le fond obscur de la Totalité surgit l’existence humaine », disait-il. Godin fait surgir avec des mots simples et choisis le mouvement de la réalité humaine tel que Sartre l’appréhendait dans son Flaubert. Il fait revivre les grands systèmes sans jamais ennuyer. Du coup, ce que l’on croyait obscur, allusif, confus, devient limpide. Le moindre fragment de Pascal s’illumine sous sa plume. Entre le monde qui ne connaît que le « plus ou moins » et l’univers qui obéit à la loi du « tout ou rien », surgit à son tour le génie pascalien dans l’ombre portée de la figure divine.
Dans un autre volume à paraître, Godin commente le travail des scientifiques, il compare les sciences entre elles, s’interroge sur l’unité de leurs concepts et théories. Les sciences de la réalité physique, les sciences du vivant, les mathématiques, font l’objet de synthèses époustouflantes. François Dagognet, dans sa préface, parle d’une moisson sans pareille, de travail herculéen. Rien ne manque. « Nous sommes en présence, écrit-il, d’un ensemble torrentiel, qui donne au philosophe-lecteur la joie, celle que procure un tout, débordant mais contrôlé. » Merleau-Ponty disait qu' »il n’y a pas de philosophie qui contienne toutes les philosophies, la philosophie tout entière est, à certains moments, en chacune ». La singularité de celle de Godin ne tient pas simplement au gigantisme de son entreprise. Bergson disait déjà que la philosophie « ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout ». Godin ne se fond pas, ni ne se confond avec le tout, il ne fait pas qu’examiner l’esprit de la totalité, il le réalise à lui tout seul. Comme Picasso réalisait tous les Arts. Et de cette folie, car c’en est une, il espère redresser le monde: « C’est en ce sens, écrit-il en conclusion du récent volume, que la philosophie peut retrouver son ancienne destination – car, si la science et l’histoire n’ont plus besoin d’elle pour se faire, du moins ont-elles encore besoin d’elle pour se comprendre. » Qui dit mieux?
Ph. P.
(1) L’Unité de la physique, d’Etienne Klein, P.U.F., 333 p., 149 F.
(2) Le Vertige de Babel, Arléa, 1994.
(3) Hegel, de Raymond Plant, Points-Seuil.
(4) Le Totalitarisme, d’Enzo Traverso, Points-Seuil.
(5) Séminaire Il, « Le Moi », Points-Seuil.
(6) La Totalité III, La Philosophie, Champ Vallon, 980p., 290 F. Sont déjà parus le Prologue et les tomes I, II, IV.
Que veulent les philosophes? Savoir tout. Mais en quel sens? Et comment y parvenir? D’ailleurs, est-ce faisable? En outre, dans cette aventure, doit-on oublier la politique?
LA TOTALITÉ
Volume III
La philosophie
de Christian Godin.
I1 existe une forme d’appétit propre aux philosophes. Ce n’est pas celui des gourmands, quoique bon nombre d’amis de la sagesse ne furent pas de mauvais convives. Ce n’est pas non plus celui des érotomanes, même si, heureusement, quantité de chercheurs de savoir furent libertins et fiers de l’être. L’appétit spécifique des philosophes – leur nom l’indique –, c’est le désir de savoir. Ils partagent cette caractéristique avec les scientifiques, et d’ailleurs avec les détectives, les policiers, les magistrats, toutes sortes d’autres spécimens humains. Il faut donc préciser en quoi leur appétit de savoir se distingue. La réponse est bien connue: ce savoir est sans limites, sans objet prédéterminé, destiné à tout englober. Un enquêteur cherchera seulement à connaître le vrai coupable dans une liste définie de suspects, pour une affaire déterminée. Un biologiste tentera pour sa part de savoir quel enzyme déclenche telle ou telle disposition dans les cellules du cerveau. Et ainsi de suite. Chaque chercheur travaille dans un champ de questions délimité, traque la réponse vraie à une question circonscrite. Ce peut être aussi le cas, évidemment, pour des philosophes. Mais ils ne s’enferment jamais dans un problème unique. Pour que s’arrête leur trajectoire, il ne suffit pas d’une vérité acquise. Ces gens-là veulent savoir tout. D’une manière insatiable, impossible, démesurée, en un sens irrépressible.
Encore faut-il se souvenir que « tout » se dit en plusieurs sens. C’est pourquoi, depuis qu’il y a des philosophes, deux manières de « savoir tout » les opposent, et peuvent presque permettre de les classer, fort grossièrement. Les uns vont parcourir les champs très divers des connaissances. « Savoir tout » signifie pour eux voyager constamment dans le cercle sans fin de l’encyclopédie, des mathématiques à la géographie, des moeurs et coutumes à la chimie, des temples aux ateliers, des lieux policés aux contrées barbares. Au risque de s’y perdre, de n’en jamais voir le terme, d’errer en juxtaposant à l’infini des bribes positives que rien ne rassemble véritablement. On connaît l’autre façon: elle creuse sur place au lieu de courir le monde. « Savoir tout » veut dire, cette fois, saisir le principe organisateur, la loi du monde, le cœur à partir duquel tout s’organise. Peu importe, en ce cas, collections d’exemples et curiosités disparates. Il faut s’enquérir de ce qui fait tenir la totalité, ce qui constitue, par exemple, le monde comme monde et non comme succession indéfinie de pièces et de morceaux.
Cette question est au centre du travail monumental de Christian Godin. Ce philosophe a en effet entrepris un périple dont il est peu d’exemples: rassembler et analyser tout ce qui s’est pensé à propos de la notion centrale de « totalité ». La tâche est d’autant plus intéressante que cette notion, après avoir habité et animé la démarche des philosophes durant presque toute leur histoire, depuis les physiciens d’Ionie jusqu’à Hegel au moins, paraît s’être estompée au point de ne plus figurer sur les cartes. Le très petit nombre d’études contemporaines qui lui ont été consacrées contraste avec son omniprésence d’autrefois. Pour parcourir cet océan, un vaste ouvrage est nécessaire. Celui de Christian Godin est aux dimensions de son sujet: pas moins de 7 000 à 8 000 pages réparties en six volumes, plus un prologue et un épilogue. En deux ans, un peu plus de la moitié est parue, et la publication devrait être achevée au cours de l’année 2002. Il convient évidemment de saluer le courage et l’endurance de l’auteur, sans oublier ceux de l’éditeur (pour tenir un tel pari, il n’y a pas foule, on s’en doute!).
Quant au lecteur, il sera heureusement surpris: cette « totalité » est fort habitable, on ne s’y ennuie guère, et l’ensemble de l’exposé est toujours accessible. Cette encyclopédie philosophique ressemble fort à un immense cours, truffé de références, d’exemples concrets, d’explications pédagogiques. Le volume III, consacré à la philosophie, est au centre du projet, après en avoir été le point de départ. En quelque mille pages, il passe en revue 37 périodes – ou écoles, ou cultures, ou auteurs – qui ont marqué l’histoire de l’idée de totalité en philosophie, avant de classer les principaux exemples selon qu’ils défendent l’idée d’une totalité en acte, qu’ils la déclarent impossible, qu’ils la refusent ou qu’ils la considèrent comme potentielle, toujours aux prises avec l’absolu ou bien avec l’histoire. Sans doute faudra-t-il du temps pour qu’on puisse prendre la mesure de ce qu’apporte l’ensemble de ces volumes et le gigantesque livre qu’ils constituent. Il est certain, en tout cas, qu’on n’a pas fini de parler de Christian Godin, ni de La Totalité.
Roger-Pol Droit
Lire l'article de C. Descamps dans la Quinzaine littéraire
(16-28 février 2003)
Pour la philosophie contemporaine, la totalité a mauvaise presse. Pis, pour Deleuze, Foucault, Lyotard, elle n’est pas loin d’incarner la quintessence de l’abstraction mystifiante. On connaît les charges contre « l’intellectuel universel », contre le « molaire », contre l’écrasement du « différend ». Et pourtant, un philosophe – informé de tous ces sarcasmes – a l’ambition de repenser la totalité à nouveaux frais.
Des pré-socratiques à Husserl, il s’agit – pour l’auteur – de « concevoir, de manière contemporaine, la philosophie comme une activité qui se donne pour tâche infinie de connaître le tout du monde, c’est-à-dire le monde ». Dans une entreprise à la mégalomanie réjouissante et informée, Christian Godin (1) tente d’édifier (en six volumes de plus de mille pages chacun) une encyclopédie philosophique qui analyse l’ensemble des domaines appelé totalité par les diverses philosophies… Il y a là une tâche immense, un peu effrayante, d’une audace telle qu’elle n’a vraiment pas été reçue avec l’intérêt qu’elle mérite.
Le tome V – consacré aux sciences – sait bien, avec Kant et Comte, que la connaissance totale (physique et métaphysique) est une illusion , toutefois, il n’en affirme pas moins que la science (les sciences ?) continue de se poser la question de la totalité, comme idéal à atteindre ; plus, il avance que cette démarche « n’est ni un ensemble vide ni une masse totalitaire ». De fait, choisir une politique c’est, d’une certaine façon, faire référence au tout de la société. Au reste, cette dimension existe dans bien des domaines ; pensons, par exemple, à la médecine. D’un côté, nous savons bien que nous ne possédons pas de théorie consistante de l’organisme dans son ensemble et, encore moins, de concept bien déterminé de la santé. Néanmoins, dès que le plus humble soignant pratique son art, il est devant cette forme de « totalité » qu’est un malade ! A cet égard, la notion de totalité est à la fois une certitude tout autant qu’un problème, car l’individu est une totalité pour les parties qu’il intègre autant qu’une partie pour la totalité qui l’intègre…
En parcourant ce fort volume, plaisant à lire – comment ne pas se prendre au jeu encyclopédique ? – on ne cesse de se demander, et c’est très stimulant, où s’arrête la totalité qui fait et donne sens. L’Etre est une totalité pour bien des philosophes ; mais qu’en est-il de « la » mathématique, de « la » physique, de l’économie globale… Certes les mystiques savantes (ou sauvages) ont eu trop souvent tendance à construire des « Tout » de pacotille (les fameux rapports du microcosme et du macrocosme) ; par contre, le séquençage de l’A.D.N. n’a-t-il pas aujourd’hui le projet de comparer les gènes de toute la population humaine ? En se rendant indépendante de la religion et de la magie, la science a, dès ses origines, pratiqué la détotalisation. En séparant, en triant, en éliminant, en hiérarchisant, le scientifique construit ses champs. Et René Thom souligne avec force que « ce qui limite le vrai, n’est pas tant le faux que l’insignifiant ».
Ici, Godin (2) prend deux cents pages pour dissiper les équivoques attachées au terme de tout, pour combattre les paresses qui, de la pierre philosophale à la panacée, construisent volontiers des « tout dont on ne peut rien dire ni faire » (Popper). Avec panache, l’ouvrage affirme, avec Bachelard qu’il n’y a pas d’histoire de la science, mais histoire de sciences particulières. Au fond, croire en une unité de la science au plan des résultats est sans doute une chimère ; mais, malgré tout, Godin affirme que la notion de totalité subsiste, en un sens, à l’horizon des recherches les plus contemporaines.
Dès qu’il y a science, il y a découpage, organisation. En d’autres termes, l’énoncé: « le lion est le roi des animaux », n’a évidemment pas de sens en zoologie ; en revanche, il a un sens dans l’univers du discours de la mythologie ; et cet énoncé peut également être analysé du point de vue des sciences linguistiques. Exemple futile ? Voire. Valéry nous soufflait : « la moitié de la logique est une spéculation sur le mot Même , l’autre moitié sur le mot Tout ». Godin reconnaît, très honnêtement, que les mathématiques sont la seule science qui peut se dire aussi bien au singulier qu’au pluriel. Et dans ce champ, les paradoxes sont – bien entendu – légions ; l’on sait – par exemple – que la connaissance des limites est une « vraie connaissance ». De fait, très concrètement, les mathématiques croisent, bougrement, nos descriptions de la « totalité de l’univers »…
La physique, elle, nous apprend que la lumière n’est pas seulement un phénomène à étudier, qu’elle permet aussi de décrire les phénomènes. Le ou les big bangs, le ou les big crunches, la prise en compte de la masse de matière invisible (certains physiciens la décrivent comme cent fois supérieure à la matière connue) amènent les cosmologies contemporaines à emprunter des concepts à la philosophie la plus pointue.
Au demeurant, les scientifiques contemporains savent que la notion de matière est tout autant métaphysique que physique. D’Héraclite à la physique quantique la plus sophistiquée se relancent les questions décisives de la description du monde. Au Einstein qui proclamait : « Dieu ne joue pas aux dés » Niels Bohr répliquait : « Cesse de dire à Dieu ce qu’il doit faire »…
Contre toutes les boues noires de l’occultisme, du parascientifique (leurs totalités clinquantes relient tout et n’importe quoi) cet ouvrage fascinant parcourt aussi bien les sciences des réalités physiques que les sciences des réalités humaines. Il est évidemment impossible, dans un article, d’en décrire toutes les richesses. Soulignons pourtant qu’il montre bien – dans le champ de l’économie – qu’il n’existe jamais de pure économie domestique, que l’économie sérieuse ne peut être que politique.
Sous ce rapport, il est toujours bon de rappeler qu’Adam Smith prend le point de vue du chef d’entreprise alors que Marx ou Keynes se placent, eux, du point de vue d’un chef d’État désireux d’assurer un ordre de l’ensemble. Au reste, la ruse de la « science » économique consiste souvent à nous faire croire qu’elle est dénuée d’idéologie. En effet, selon la pertinence que l’on donnera au marché (micro-économie) ou au circuit (macro-économie), on décrira des réalités « économiques ultimes » totalement différentes. Sous ce rapport, pouvons-nous accepter les coups de force qui consistent à réduire l’ensemble des richesses à ce qui peut être vendu ? L’homo-oeconomicus – cette abstraction qui n’est d’aucun temps ni d’aucun pays – est une escroquerie épistémologique, une fausse totalité qui fait bigrement retour de nos jours… Dans sa visée de totalité – comme objectif et non comme donnée – l’auteur ne cesse de ferrailler contre les paillettes des pseudo-hégéliens, contre les bavards qui totalisent, trop vite, les résultats de l’histoire universelle.
En terminant son ouvrage par l’histoire, notre encyclopédiste moderne constate la tendance des historiens actuels à embarquer le réel dans des coques de noix. Pensons aux récentes histoires des odeurs, des cloches, des larmes, de la nuit, des plages, du froid ! A cet égard, l’histoire a – souvent – le projet avoué de totalisation. Elle prétend réaliser, comprendre, comparer le champ des réalités humaines qui sont toutes, en un sens, historiques. Bientôt, Godin intitulera son prochain volume – ses mille dernières pages – : La Totalité réalisée : l’histoire. Attendons d’y lire les tensions entre le régional, le global et les singularités. Francis Bacon, lui, savait bien que « la puissance de toute science tient, comme la solidité du fagot du vieil homme, dans son lien ».
Christian DESCAMPS
1. Il avait publié un cours de philosophie – très clair – aux Éditions du Temps.
2. L’auteur s’inspire, avec subtilité, d’un beau texte de Vincent Descombes consacré aux individus collectifs (ces cercles carrés), un texte que le philosophe consacre aux travaux de Louis Dumont, le penseur de cette forme de tout qu’est le holisme.