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CHRISTIAN GODIN La Totalité 2

Les pensées totalisantes

Ce volume évoque la place et le sens de la Totalité dans des ensembles de pensées (religions, idéologies, encyclopédies…) qui ont en commun de n’être ni philosophiques ni scientifiques.Toutes ces pensées, sur des registres divers, témoignent de l’effort millénaire de l’homme pour embrasser symboliquement l’univers entier. L’illusion de ces entreprises, même de la plus rationnelle d’entre elles, l’encyclopédie (vouée au choix et à l’inachèvement), est patente mais sans elles nous ne parlerions pas de la civilisation de la même façon.

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DEUXIEME SECTION
LES PENSÉES TOTALISANTES

ENTRÉE
Les trois formes de pensées totalisantes 7

LIVRE I
LA RELIGION

ENTRÉE
La religion entre la totalité,
le tout et la détotalisation

I. LA TOTALITÉ EN TANT QUE FORME DE RELIGION

1. LE SYSTÈME RELIGIEUX
A) Le cercle des rites et des croyances
B) Le cercle des mythes
C) Le cercle des dieux
D) Le cercle des mots

2. L’ENSEMBLE RELIGIEUX

II. LA TOTALITÉ EN TANT QUE CONTENU DE LA RELIGION

1.LA TOTALITÉ COSMIQUE
A) Une cosmologie
a. L’ethnocentrisme
b. La totalisation de l’espace et du temps
c. La cosmogonie
d. La solidarité et la continuité cosmiques
B) La synecdoque du sacré

2. LA TOTALITÉ DIVINE
A) La totalité extensive de l’univers-dieu et du dieu-univers
a. L’univers-dieu
b. Le dieu-univers
B) La totalité intensive de la toute-puissance
a. Les modalités de la toute-puissance
a) L’unité
b) Le pouvoir de créer
g) L’omniprésence
d) L’omniscience divine
b. Les mystères et les apories de la toute-puissance divine
a) Tout et Un
b) Tout et infini
g) Le possible et l’impossible
C) La totalité détotalisée de l’absolu: le tout-rien
a. Le dieu inconnu
b. Le dieu absent
c. Le dieu indicible

3. LA TOTALITÉ HUMAINE
A) Les modalités de la totalisation humaine par la religion
a. L’homme cosmique
b. Le tout social
c. L’homme total
d. L’eschatologie
B) Les modalités de la détotalisation humaine par la religion
a. Le retrait
a) La pureté du désert
b) L’effusion du mystique
g) l’excommunication
b. La mutilation
a) L’incomplétude
b) Le sacrifice

III.LES DEVENIRS DE LA RELIGION

1. LA DÉTOTALISATION
A. La fin d’une totalité monothéistique
B. La fin d’une totalité religieuse
a. Le schisme
b. L’hérésie
c. La secte

2. LA TOTALISATION
A. L’unification du monde divin
B. Le syncrétisme
C. Les religions universelles
D. L’œcuménisme

LIVRE II
LES REPRÉSENTATIONS GLOBALISTES DU MONDE

ENTRÉE
Ni science, ni philosophie, ni religion

I. LES SYSTÈMES GLOBALISTES

1. LES THÈMES
A) L’homme universel
B) Les correspondances
a. La nature des correspondances
b. Les champs d’application
a) Les correspondances micro/macrocosmiques
b) Les correspondances micro/microcosmiques
c. Les réseaux de correspondances
d. Rêveurs et poètes 372
C) Le Tout-Un
a. Unité et unification
b. Le panvitalisme
c. Le panpsychisme

2. LES ENSEMBLES
A) Les pensées primitives
B) Les irrationalismes
a. La dialectique du secret et du savoir total
b. Les formes historiques
a) La magie
b) L’astrologie
g) La gnose
d) L’alchimie
e) Les sophies
z) Les thérapeutiques irrationnelles

II. L’IDÉOLOGIE

1. LA NATURE DE L’IDÉOLOGIE
2. LES MODÈLES
3. L’IMPOSSIBLE TOTALITÉ
A) Un ensemble partiel
B) Une absence de système
a. Expressions objective et subjective des croyances
b. La coexistence de plusieurs courants idéologiques
c. La coexistence de plusieurs éléments contradictoires
au sein de la même idéologie
d. Action idéologique et idéologie de l’action
e. Réalité historique et idéologie
C) L’idéologie aujourd’hui

LIVRE III
LE SAVOIR TOTAL ET L’ENCYCLOPÉDISME

ENTRÉE
Vers la philosophie

I. LE SAVOIR TOTAL

1. CONTRE LE SAVOIR TOTAL
A) Le secret et l’interdit
B) Les impossibilités
a. Métaphysiques
b. Physiques
c. Psychologiques
d. Logiques
C) Un péché contre l’esprit

2. LA CONCORDE DE L’ESPRIT
A) Définition du concordisme
B) Contre la concorde
a. Le fidéisme
b. La doctrine de la double vérité
c. La séparation des plans
C) Le concordisme
a. Le concordisme unitaire
b. Le concordisme synthétique
c. L’union de la science et de la métaphysique

3. LES FIGURES DU SAVOIR TOTAL
A) L’Illuminé
B) Le Sage
a. La mathesis universalis
b. Le savoir absolu
c. L’encyclopédie
C) Le dilettante

II. L’ENCYCLOPÉDISME

1. NATURE DE L’ENCYCLOPÉDISME
A) Origines
B) Encyclopédies et dictionnaires
C) La Volonté de puissance
D) Tensions et apories
a. Le réel et le symbolique
b. La hantise de l’unité
c. Le mode de totalisation
d. La nécessité du choix
e. L’impossible fermeture

2. HISTOIRE DE L’ENCYCLOPÉDISME
A) Hors d’Europe
a. L’Inde
b. La Chine
c. Les Arabes
B) En Europe
a. L’Antiquité
b.Le Moyen Âge
c. Avant Diderot
d. L’Encyclopédie de Diderot
e. Après Diderot

Bibliographie
Index général
Table des illustrations
Table des matières

Lire des extraits de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée du tout est assimillée au totalitarisme de la pensée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? Comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hölderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il n’existe au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Godin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, dissémination déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Godin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Godin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, répertorie tout ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne, kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie… Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tout est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Esprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affichée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés.
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi

biographie

Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Christian Godin est maître de conférences de philosophie à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. François Dagognet a soutenu avec ardeur son magistral travail encyclopédique sur le concept de totalité (La Totalité, 6 volumes, Champ Vallon).
Outre la douzaine de livres parus chez Champ Vallon, Christian Godin a publié depuis bon nombre d’ouvrages de philosophie pour des publics différents, comme Faut-il réhabiliter l’utopie ? ou Négationnisme et totalitarisme (Pleins Feux), La Nature (Éditions du temps), Au bazar du vivant. Dialogue avec Jacques Testart (Seuil) ; Dictionnaire de philosophie (Fayard/Éditions du temps) ; La Philosophie pour les Nuls ou Vivre ensemble ; Éloge de la différence (avec Malek Chebel) (First Éditions) ou encore Le Pain et les miettes (Klincksieck).

Christian Godin, La Totalité, Volume 2, édition Champ Vallon