Les héros d’hier ont cédé la place aux victimes d’aujourd’hui. La mémoire collective, hier uniquement dédiée aux vainqueurs, fait désormais une ample place aux vaincus. Des monuments leur rendent hommage, des cérémonies officielles, mais aussi de simples gestes privés rappellent leur mémoire. Ce qui peut sembler banal témoigne en fait d’un changement radical de vision du monde. Ce livre rassemble les meilleurs spécialistes pour étudier les manifestations de cette pratique à travers l’Europe : de l’Irlande à la Russie, de la Finlande à l’Espagne. Il tente aussi de comprendre les origines de cette pratique en réfléchissant sur un temps long. Des charniers de la Saint-Barthélémy à ceux de la Seconde Guerre mondiale, comment s’incarne donc cette mémoire victimaire, celle du sang des vaincus ?
Textes de A. Becker, M. Bertrand, K. Bigand, F. Brayard, M. Carrez, D. El Kenz, C. Gantet, A. Goujon, P. H. Kosicki, S. Lambroschini, J.-C. Martin, S. Michonneau, F.-X. Nérard, L. Pelizaeus, K. Rousselet, Y. Shapoval, T. Ter Minassian, J. Vigreux
David El Kenz et François-Xavier Nérard sont enseignants-chercheurs à l’Université de Bourgogne (Dijon). Le premier est spécialiste des troubles de religion à l’époque moderne. Il a notamment publié Les Bûchers du roi chez Champ Vallon en 1997 et Le Massacre, objet d’histoire chez Gallimard en 2005. Le second est spécialiste du monde soviétique. Il est l’auteur de Cinq pour cent de vérité : la dénonciation sous Staline, publié chez Tallandier en 2004.
Revue de presse
Le Monde du vendredi 23 septembre 2011
Histoire(s) de se réconcilier
Malheur aux victimes ! Ecrasées d’abord par la fureur des armes ou des flammes, elles sont ensuite dénigrées par ceux qui, plus polis, voudraient qu’elles gémissent en silence, sans faire de bruit, sans déranger les autres. Car la victime dérange. Elle donne mauvaise conscience. Elle parle des sujets qu’on voudrait oublier, l’esclavage, la Shoah, etc. Après tout, ne faut-il pas tourner la page ? Et pourquoi donc cette posture « victimaire » ? A quoi bon commémorer les victimes ?
Tel est l’enjeu de l’ouvrage dirigé par les historiens David El Kenz et François-Xavier Nérard, Commémorer les victimes en Europe. Les divers articles évoquent par exemple les victimes du génocide en Arménie. Mais l’ouvrage analyse aussi, chose plus intéressante encore, les mémoires empêchées, contestées ou interdites : ainsi, la Saint-Barthélemy, dont le souvenir fut étouffé en France ; les chasses aux sorcières en Allemagne, dont l’existence même fut occultée ; ou encore les homosexuels dans les camps nazis, que de nombreux préfets refusent encore d’intégrer aux cérémonies officielles, malgré les consignes claires du ministère de l’intérieur. Mais à quoi bon commémorer les victimes ?
Une amie, professeur d’histoire, me disait récemment : « J’ai longtemps été confrontée à des élèves de 3e qui refusaient que j’enseigne la Shoah. C’est affreux, mais certains d’entre eux, de confession musulmane, estimaient qu’il s’agissait d’une propagande en faveur de l’Etat d’Israël, d’Ariel Sharon, de la colonisation en Cisjordanie, etc. ; ils refusaient ostensiblement d’écouter le cours. Je me sentais désemparée. Que faire ? Un jour, j’ai décidé d’organiser mon année scolaire autrement. Normalement, la colonisation de l’Algérie figure à la fin des programmes de 4e. Mais on n’y arrive jamais, et ce chapitre passe à la trappe. J’ai donc décidé de commencer mon cours de 3e par la fin du programme de 4e, et notamment avec la colonisation de l’Algérie, qui ne fut pas cette conquête héroïque, que l’on disait autrefois. Mais qui fut une guerre coloniale, dure et cruelle, comme toutes les guerres. Et j’ai enchaîné ensuite avec l’histoire du XXe siècle, les guerres mondiales, etc. Crois-le ou non : depuis que j’ai adopté ce découpage, je n’ai plus aucun problème avec le chapitre sur la Shoah. »
Perspective nouvelle
L’expérience de cette amie me semble emblématique. Jusqu’alors, les élèves dont elle parlait avaient le sentiment qu’en évoquant la mémoire de la Shoah, elle faisait de la propagande sioniste. Mais avec cette approche nouvelle, ils virent que le cours d’histoire raconte non pas une histoire pour les Juifs ou pour les Arabes, mais une histoire globale, dans laquelle chacun a sa place. Des élèves qui, parfois, se voulaient opposés au système scolaire, aux « Céfrans » et à la France elle-même, après ce cours sur la colonisation l’écoutaient avec une attention particulière. Ils croyaient, à tort ou à raison, que la France était hostile à la mémoire de leurs ancêtres, à la mémoire de la colonisation, et ils constataient que l’école leur enseignait une histoire qui était la leur, mais aussi celle des autres. Au fond, grâce à cette perspective nouvelle, ces élèves étaient enfin réconciliés : leur mémoire était réconnue, leur histoire était enseignée.
Louis-Georges TIN